charles-de-foucauld-00hmorganlettrine2On fête cette année le centenaire de la mort de Charles de Foucauld. Quand il est question de cette immense figure de la spiritualité chrétienne me vient à l’esprit un titre de Guido Ceronetti, La patience du brûlé*. Oui, Foucauld c’est l’homme brûlé, irradié par le feu de l’amour divin jusqu’à la disparition, l’oblation de soi. De cette vie vouée à incarner Jésus de Nazareth (c’est-à-dire la vie cachée, humble du Christ au milieu des siens) auprès des Touaregs dans le cadre grandiose des territoires sahariens, il a été dit, écrit bien des choses**. L’hagiographie, qu’elle soit laïque ou religieuse s’en est emparée reconstruisant ce parcours atypique, somme toute romanesque et profondément erratique pour en former une image acceptable, compréhensible selon les normes d’une rationalité chrétienne ou simplement humaine. Bref, il y a une « audace évangélique » dans la geste de Foucauld qui dérange, scandalise même, car elle est volonté radicale de se perdre à soi pour mieux s’ouvrir à l’autre, reconnaître sa différence et/ou le soulager par la douceur d’une bonté silencieuse dans le partage de sa condition (surtout s’il est le dernier parmi les derniers comme Jésus fut le Pauvre parmi les pauvres). C’est cet enseignement ultime, tout entier dans ce « On n’aimera jamais assez » écrit par Foucauld le jour même de sa mort, que le livre de Jean-François Six Charles le libéré (Ed. Salvator) se propose de restituer avec la probité du cœur et l’attention aimante d’un regard au plus près des actes, des faits biographiques.
L’originalité et la force de ce livre sont dans la méthode employée qui se veut aussi illustration-révélation du message de vérité foucauldien comme l’explique l’auteur:

« Ch. (Charles de Foucauld) est à respecter et à montrer comme tel. Pas question de l’encadrer avec des chapitres, de le couper dans ses élans: cette force qui va, il fallait la laisser vivre dans son irrésistible avancée à travers ses explorations successives. Les fragments courts qui com­posent, à la suite, cet ouvrage veulent donc indiquer les pas de Ch., des pas toujours recommencés et chaque fois autres; des pas qu’il accomplit, on en conviendra, avec un courage inouï. Ce courage, tout humble et quotidien, en arrive à faire de lui un vrai mystique: on ne l’a pas vu assez comme tel parce qu’il n’a eu ni extase ni illumina­tion. C’est un être d’une très vive finesse prophétique de discernement, un réel modèle à vivre, pour chacun, par son insertion réaliste dans l’existence quotidienne, taisant exploser chaque « moment présent », et par la dynamique qui est la sienne.
Tous ces fragments qui ont chacun leur sens, leur den­sité et leur couleur propres, comme des planches de bande dessinée, forment pas à pas un ensemble, un scénario où se dessine, peu à peu, sa vocation essentielle; ces morceaux de vie, comme ceux d’un puzzle où chaque parcelle joue son rôle, peu à peu s’agrègent, permettent, même s’il y faut de la patience, de voir apparaître finalement une image globale avec toute sa saveur et sou intérêt, un visage qui s’est construit à travers sa liberté à lui, Ch., mêlée à celle de l’Esprit saint. »

On peut dire qu’avec ce livre puissant et unique, Foucauld que l’on avait rangéi-grande-9616-charles-le-libere-foucauld-rendu-a-lui-meme-aspx sagement dans des institutions et des œuvres, que, par commodité, on avait voulu statufier en martyr, en héros, en explorateur, en ermite, etc. (alors qu’il échappe à tous ces rôles en les transcendant) est enfin rendu à lui-même. En montrant qu’en réalité la force de son charisme a été la primauté accordée à l’expérience de l’altérité, le cheminement avec d’autres, Turcs, Arabes, Touaregs, Jean-François Six fait de Charles le « libéré » un modèle pour nos vies désormais si bousculées, si déstabilisées par le choc des cultures, le brassage des civilisations. C’est en construisant son chemin avec d’autres, dans leur vie et leur langage***, que l’on peut se délivrer de soi, se libérer de ses chaînes et accéder à la simple et authentique fraternité évangéliqueDe cette vérité dans l’Esprit et l’éternité, notre monde assoiffé d’avenir et d’espérance a cruellement besoin.

* La Patience du Brûlé – Carnets De Voyage 1983-1987 de Guido Ceronetti,  Albin Michel 1995.
** J’ai dit ici combien j’avais aimé le splendide portrait littéraire de Foucauld par François Sureau, Je ne pense plus voyager, Gallimard, 2016.
*** N’oublions pas que Charles de Foucauld est l’auteur d’un Dictionnaire Touareg-Français, dialecte de l’Ahaggar (1918). « Pour faire du bien, il faut pouvoir se faire comprendre: c’est le commencement de tout » écrivait-il à sa sœur en 1906.

Jean-François Six, Charles le libéré – Foucauld rendu à lui-même, Éditions Salvator, 224 p., 2016.

Que l’on me permette ici une courte parenthèse personnelle. J’ai vécu et travaillé comme jeune enseignant-coopérant dans le sud algérien à la fin des années soixante-dix. A cette époque où nous vivions aux portes du désert (Médéa sur les hauts plateaux du Tell), Tamanrasset, le Hoggar et l’Asekrem de Foucauld brillaient comme de lointains mirages, attirants, obsédants et inquiétants, le désert fascine et effraie pour les raisons que l’on sait. J’eus néanmoins l’occasion de « descendre » comme on disait alors pour un périple qui m’emmena au cœur du Sahara (Aïn Sefra, Taghit, Beni Abbès, El Goléa, Ghardaïa), mais pas dans la mythique Tamanrasset, faute de temps et surtout de l’équipement nécessaire à ce qui devenait une vraie expédition (2000 km). J’en conçois jusqu’à aujourd’hui un regret brûlant. Pourtant, le désert par la beauté absolue qu’il révèle, m’a marqué à vie: il creuse des sources vives auxquelles on ne cesse de boire sans pouvoir jamais se désaltérer.

Illustrations: photographie du film « Charles de Foucauld” de Daniel Ziegler, CLAP Production / Editions Salvator.

  1. Breuning Liliane says:

    Merci de cette belle « parenthèse personnelle », cher Lorgnon. On n’a qu’une vie et les sources auxquelles nous avons bu ne sont pas si nombreuses dans une existence, il est bon et salutaire d’y revenir quelquefois, voire de les partager.

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Patrick Corneau