Il est toujours difficile de parler d’un écrivain que l’on vient de découvrir: le recul manque face aux impressions de première lecture qu’il faut tempérer, rationaliser, confronter. Franchissons le pas avec Leonardo Padura.
Ma rencontre avec cet écrivain cubain (désormais de nationalité espagnole) s’est faite avec Hérétiques*, roman éblouissant dans lequel Padura distille une vraie réflexion sur la difficile condition d’exilé. En suivant deux réfugiés juifs, Joseph et Daniel Kaminsky, l’oncle et le neveu partis de Cracovie à la fin des années 30 pour échapper aux nazis, Leonardo Padura enjambe les époques, jusqu’à l’ère Batista, puis la révolution et le régime castriste. L’intrigue historique prend des allures d’enquête policière quand, en 2007, Elias, le fils de Daniel Kaminsky qui vit à Miami, revient à La Havane, à la recherche d’un tableau de Rembrandt, ancienne propriété des Kaminsky depuis trois siècles, réapparu mystérieusement lors d’une vente aux enchères à Londres. Pour tenter de suivre sa trace, il fait appel à Mario Conde, ce flic hétérosexuel macho-stalinien, alcoolo et désabusé, vengeur des petits et des faibles, personnage fétiche que Padura inventa en 1991 dans Passé parfait. Ses instincts de fin limier font avancer l’ancien policier dans cette histoire palpitante, où les souvenirs, hantés de fonctionnaires véreux et tortionnaires, se confrontent aux réalités d’une ville contemporaine demeurée otage de son passé. Roman baroque à la construction hardie, Hérétiques est une épopée dédiée à La Havane, cette cité étouffante et lumineuse, joyeuse, misérable, où un tableau du XVIIe siècle fait résonner d’ancestrales révoltes…
Pour ceux qui voudraient entrer directement dans l’univers littéraire de Leonardo Padura et en avoir la substantifique moelle, je recommande vivement son dernier opus publié récemment par les éditions Métailié: Ce qui désirait arriver**.
Treize nouvelles, écrites de 1985 à 2009, soit treize tranches de vie à travers lesquelles le romancier raconte son pays, Cuba, entre amours, espoirs, dilemmes et frustrations. Ces nouvelles évoquent pêle-mêle l’impact de l’Angola dans les itinéraires individuels des Cubains qui y furent envoyés, l’atmosphère de La Havane aux autobus bondés, où la chaleur et l’humidité dissolvent les énergies et les espoirs de ceux qui rêvent de partir sans oser franchir le pas. D’un récit à l’autre nous sommes happés par la prose souple et élégante de Padura qui nous entraîne à sa suite dans un crescendo qui nous fait passer de la nostalgie de vies qu’on ne vit pas au pur tragique des existences brisées ou effondrées dans l’insoluble. Même si l’ensemble fait penser – comme le dit l’un des protagonistes à « un voyage vers la mélancolie », une note d’espoir s’entend néanmoins dans la célébration implacable, irrévérente de tout ce qui résiste au laminage idéologique, à l’offre désespérante du politique: l’amitié, l’amour, l’amour de l’art (Velasquez, Giotto), la musique (le boléro); bref, cet irréductible qui se donne sous le régime de la fascination, du flamboyant, de l’extase, de la grâce. Leonardo Padura brasse avec un immense talent tous les sentiments qui font basculer dans l’érotisme le plus cru ou la fatalité résignée: solitude, désillusion, tendresse, amitié, amour, crainte ou nostalgie habitent ces textes ciselés dont chacun aurait pu donner lieu à un roman – mais qui, condensés dans quelques pages impeccables, construisent un univers où hommes et femmes scintillent de leur immense humanité sous la plume d’un très grand écrivain. Leonardo Padura est sur votre chemin, le lire c’est déjà sentir sur vos lèvres le feu du Carta Blanca***!
* Hérétiques (Herejes), traduit de l’espagnol (Cuba) par Elena Zayas, Ed. Métailié, 608 p., 2014 (Prix international du roman historique de Saragosse 2014).
** Ce qui désirait arriver (Aquello escaba deseando ocurrir), traduit de l’espagnol (Cuba) par Elena Zayas, éd. Métailié, 240 p. 2016.
*** Fameux rhum cubain aux notes de vanille et d’amande.
Illustrations: Éditions Métailié / « Polémica Cubana« .