salon violon et pianohmorganlettrine2L’extrême politesse est parfois la plus belle leçon qu’on puisse infliger aux goujats. Ainsi ce magnifique « coup de boule » symbolique rapporté par Proust dans Sodome et Gomorrhe qui permet au duc Basin de Guermantes de remettre à sa place un malotru (un musicien bavarois qui avait une « touche singulière » et une « fort mauvaise réputation »). Suivez bien la phrase :

« Cependant, se tournant d’un seul mouvement et comme d’une seule pièce vers le musicien indiscret, le duc de Guermantes, faisant front, monumental, muet, courroucé, pareil à Jupiter tonnant, resta immobile ainsi quelques secondes, les yeux flambant de colère et d’étonnement, ses cheveux crespelés semblant sortir d’un cratère. Puis, comme dans l’emportement d’une impulsion qui seule lui permettait d’accomplir la politesse qui lui était demandée, et après avoir semblé par son attitude de défi attester toute l’assistance qu’il ne connaissait pas le musicien bavarois, croisant derrière le dos ses deux mains gantées de blanc, il se renversa en avant et asséna au musicien un salut si profond, empreint de tant de stupéfaction et de rage, si brusque, si violent, que l’artiste tremblant recula tout en s’inclinant pour ne pas recevoir un formidable coup de tête dans le ventre. »

Pour écrire ainsi, on perçoit dans le génie de Proust le fantôme vivant de Saint-Simon. Ce qu’une telle scène signifie et le monde dont elle nous parle ont fui au loin. L’aristocratie est effacée, la bourgeoisie pulvérisée, reste une masse de petits-bourgeois conformistes bourrés de clichés humanistes et sentimentaux que cet épisode révulse au mieux, indiffère au pire, conformément à la pente que suit la modernité qui est celle de la plus grande facilité ou, diraient d’un commun accord Joseph de Maistre et Léon Bloy, la Chute.

Illustration: « Le concert » de Jacques-Joseph Tissot (1836 – 1902).

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Patrick Corneau