snowqueenlynch2« Une certaine notion théologico-morale ne cesse de me hanter, de me poursuivre, de surgir à mes yeux sous les aspects les plus inattendus, la notion d’inversion maligne. Je l’ai rencontrée pour la première fois dans ma pieuse enfance. Que Lucifer, le plus beau des anges, Porte-Lumière par son nom, soit devenu le prince des Ténèbres, voilà un foudroyant paradoxe (|ui m’a marqué à tout jamais. Dès lors j’ai toujours été attentif à la manifestation de ce phénomène magique et effrayant.
Je l’ai retrouvé plus tard dans un conte de H. C. Andersen, La Reine des neiges. Il s’agit d’un miroir, le miroir du Diable. Car le Diable a fait un miroir. Un miroir inversant bien entendu. Non seulement la droite y paraît à gauche, comme sur tous les miroirs, mais le jour y devient nuit, la beauté laideur, la jeunesse vieillesse. Le Diable s’amuse longtemps avec ce terrible joujou, puis il lui vient la plus diabolique des idées: mettre cet infâme miroir sous le nez de Dieu lui-même! Il monte au ciel avec l’objet sous le bras. Mais à mesure qu’il s’approche de l’Être suprême, le miroir ondule, se crispe, se tord et finalement il se brise, il éclate en poussière de verre. Au moment même où avait lieu cette explosion, à Amsterdam, le petit Kay et la petite Gerda étaient penchés sur un livre d’images plein de fleurs et d’oiseaux. Cinq heures sonnaient au clocher de l’église quand Kay tressaillit de douleur. Quelque chose s’était enfoncé dans son œil et la souffrance avait irradié jusqu’au fond de son cœur. La seconde d’après, il ne sentait plus rien, mais il repoussait avec dégoût ce livre plein d’ordures et cette petite fille plus laide qu’une sorcière. Kay venait de recevoir dans l’œil l’un des éclats du grand miroir diabolique pulvérisé. Dès lors on admirera cet enfant pour son esprit et son talent, mais on redoutera la faculté qu’il possède de déceler chez les hommes et dans les choses la laideur, la bêtise, la désespérance…
Michel Tournier, « 6 août, jour de splendeur et de terreur », Célébrations, Folio 3431.

ferli13Ce texte de Michel Tournier va beaucoup plus loin qu’il n’y paraît. Car l’inversion maligne dont il parle, c’est-à-dire le pouvoir de déceler le visage grimaçant dans les choses les plus banales ou vénérables et sous les événements historiques les plus connus, alors que la plupart des gens ont l’heur (ou le malheur) de ne rien voir, c’est une mission, une fatalité qui échoie à certains artistes plutôt qu’à d’autres. On pourrait s’amuser à en dresser la liste parmi les écrivains: Baudelaire, Proust, Conrad, Céline, ceux chez qui une certaine noirceur (« la laideur, la bêtise, la désespérance ») se révèle, (« monte » comme une photographie sous le bain révélateur) avec l’acuité de la vision. Parmi les peintres dont la lignée est facile à repérer: Rops, Munch, Van Dongen, Grosz, Soutine, Bacon, Willem de Kooning…
Jean Baudrillard dans un tout autre domaine a analysé un processus proche de l’inversion maligne, c’est la réversion d’un système en son contraire: du réel dans le virtuel et, surtout, le moment étrange, « fatal » (selon la terminologie baudrillardienne), de l’emballement et du basculement…

Illustration: dessin de P. J. Lynch pour La reine des neiges d’Andersen.

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Patrick Corneau