Capturehmorganlettrine2L’œuvre de Maurice Maeterlinck (1862-1949), écrivain belge d’expression française, associe symbolisme et occultisme, drames et poèmes lyriques, études sur la vie des insectes et réflexions métaphysiques sur la condition humaine. En 1896, l’année même où Freud utilise pour la première fois le terme de « psychanalyse », Maeterlinck publie sous le titre Trésor des humbles une série d’essais. Le premier est consacré au silence…

« Le silence est l’élément dans lequel se forment les grandes choses, pour qu’enfin elles puissent émerger, parfaites et majestueuses, à la lumière de la vie qu’elles vont dominer. Ce n’est pas seulement Guillaume le Taciturne, ce sont tous les hommes considérables que j’ai connus, et les moins diplomates et les moins stratégistes de ceux-ci, qui s’abstenaient de bavarder de ce qu’ils projetaient et de ce qu’ils créaient. Et toi-même, dans tes pauvres petites perplexités, essaie donc de retenir ta langue durant un jour; et le lendemain, comme tes dessins et tes devoirs seront plus clairs! Quels débris et quelles ordures ces ouvriers muets n’ont-ils pas balayés en toi-même, tandis que les bruits inutiles du dehors n’entraient plus! La parole est trop souvent, non comme le disait le Français, l’art de cacher la pensée, mais l’art d’étouffer et de suspendre celle-ci, en sorte qu’il n’en reste plus à cacher. La parole est grande, elle aussi; mais ce n’est pas ce qu’il y a de plus grand. Comme l’affirme l’inscription suisse: Sprechert ist Silbern, Schweigen ist Golden, la parole est d’argent, et le silence est d’or, ou, comme il vaudrait mieux le dire: La parole est du temps, le silence de l’éternité.
« Les abeilles ne travaillent que dans l’obscurité, la pensée ne travaille que dans le silence, et la vertu dans le secret… »
Il ne faut pas croire que la parole serve jamais aux communications véritables entre les êtres. Les lèvres ou la langue peuvent représenter l’âme de la même manière qu’un chiffre ou un numéro d’ordre représente une peinture de Memling, par exemple, mais dès que nous avons vraiment quelque chose à nous dire, nous sommes obligés de nous taire; et si, dans ces moments, nous résistons aux ordres invisibles et pressants du silence, nous faisons une perte éternelle que les plus grands trésors de la sagesse humaine ne pourront réparer, car nous avons perdu l’occasion d’écouter une autre âme et de donner un instant d’existence à la nôtre; et il y a bien des vies où de telles occasions ne se présentent pas deux fois…
Nous ne parlons qu’aux heures où nous ne vivons pas, dans les moments où nous ne voulons pas apercevoir nos frères et où nous nous sentons à une grande distance de la réalité. […] L’instinct des vérités surhumaines que nous possédons tous nous avertit qu’il est dangereux de se taire avec quelqu’un que l’on désire ne pas connaître ou que l’on n’aime point; car les paroles passent entre les hommes, mais le silence, s’il a eu un moment l’occasion d’être actif, ne s’efface jamais, et la vie véritable, et la seule qui laisse quelque trace, n’est faite que de silence. Rassemblez vos souvenirs, dans ce silence auquel il faut avoir recours encore, afin que lui-même s’explique par lui-même; et s’il vous est donné de descendre un instant en votre âme jusqu’aux profondeurs habitées par les anges, ce qu’avant tout vous vous rappellerez d’un être aimé profondément, ce n’est pas les paroles qu’il a dites ou les gestes qu’il a faits, mais les silences que vous avez vécus ensemble; car c’est la qualité de ces silences qui seule a révélé la qualité de votre amour et de vos âmes. »
« Le Silence » in Le Trésor des humbles, Éditions Grasset & Fasquelle, 2008.

Illustration: photographie d’Aurélia Frey.

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Patrick Corneau