Si l’on réclame à grand bruit le mariage pour tous, la vie de couple, elle, n’est pas pour tous, je veux dire une vie conjugale assumée, aboutie et harmonieuse. Il y faut un peu plus qu’un « contrat ». C’est l’œuvre d’une vie, une conquête quotidienne dont la réussite repose sur d’éminentes qualités de cœur ET d’esprit qui, de fait, ne sont pas données à tous. Et quand l’un de ces « inséparables » prend la tangente et s’envole pour l’autre monde, la vie ne s’arrête pas pour l’esseulé(e): le travail dit « de deuil » s’accompagne d’une naissance à une vie nouvelle revivifiée, colorée par le souvenir.
C’est cette genèse, peu ordinaire, qu’évoque ce magnifique texte d’Annie Wellens*. Après la brutale disparition de son mari Serge, poète « à hauteur d’homme » et amoureux des livres, Annie Wellens fait le récit des sept jours (« Genèse ») grâce auxquels s’accomplit la métamorphose du chagrin en une acceptation sereine. Une sérénité acquise grâce au regard rétrospectif et aimant sur les riches heures d’une longue vie ensemble. Sans pathos, ni sensiblerie morbide, et même avec un humour tendre, cette délicate évocation est nourrie, enrichie des pépites que laisse un compagnonnage marqué par l’attention et le respect mutuels, la complicité pour les livres, le goût des autres, l’amour des arbres, les petites et grandes joies de la vie quotidienne (l’attente, les petits mots, les fous rires, les manies, etc.). Tout cela – et là gît sans doute la clé de voûte de ce bel édifice d’amour et de fidélité – sous le regard de la foi et de l’Espérance. Car, on est ici dans quelque chose que notre époque d’abdication du sacré a un peu oublié: un geste proche de la prière, expression majeure du rite, dont Cristina Campo disait qu’il est par excellence expérience de mort et de régénération.
Ce livre est plus qu’un témoignage. On le lit avec admiration et gratitude car c’est un livre de sagesse que chacun peut avoir avec soi: à la fois un vadémécum pour la vie et un viatique pour les heures difficiles – que l’on ait ou non à affronter l’absence d’un être cher.
(extraits)
« Cette nuit encore, je demeure dans le grand lit du rez-de-chaussée, alternant veille et sommeil près de ta place déserte. Ton absence continue cependant, et je t’en remercie, de me dire qui nous étions l’un pour l’autre.
(…) Je ne reçois pas le titre de Pasternak, Ma sœur la vie, comme ton ultime et définitif message, ce qui fermerait l’horizon, mais comme un appel renouvelé à lire, à déchiffrer ce que l’événement de ta mort me donne à vivre: précieux viatique nourrissant mes forces comme la manne envoyée par Dieu, au jour le jour, pour soutenir les Hébreux cheminant dans le désert.
(…) L’ampleur de ton absence agrandit l’horizon de nos échanges qui s’arrêteront cependant au seuil de nos demeures secrètes, là où tu résides, comme époux ou comme père.
(…) Le consentement à ma vie à travers l’acceptation de ta mort me fut signifié d’une autre manière, trois mois après l’abattage du saule. En ouvrant des huîtres pour un repas amical, je m’entaillai la paume de la main gauche, à la base de l’annulaire porteur de mon alliance. Une semaine après, le doigt avait enflé de telle manière que la bague menaçait de s’incruster dans la chair. J’allai consulter un bijoutier qui n’hésita pas une seconde sur la conduite à tenir: « Vous ne pouvez pas rester ainsi, c’est trop dangereux. Je vais ouvrir l’alliance, la retirer, et, une fois votre doigt bien guéri, vous me la rapporterez et je la souderai à nouveau ». Je souscrivis totalement au diagnostic et au remède. Pendant qu’il opérait, il me félicita sur la qualité de l’or, très résistant, en rendant hommage au donateur: « Il ne s’est pas moqué de vous! ». En effet, non seulement tu ne t’étais pas moqué de moi, mais surtout, tu avais éprouvé le désir irrépressible de m’offrir cette alliance, bien avant la possibilité de notre vie commune. À Angers, où je t’avais rejoint, ce fut dans ta voiture, lieu fixe de nos rencontres nomades, que tu me remis cet anneau. Deux ans plus tard, de prénuptial il devint nuptial. Pour toi, quelques heures avant la célébration de notre mariage, tu achetas une alliance de piètre qualité, car tu ne supportais pas les bagues, et tu ne fus pas long à la perdre quelques semaines plus tard. Ton soulagement, plus manifeste que ta confusion, me dissuada de pourvoir à son remplacement.
Des semaines passèrent, puis des mois. Mon annulaire était guéri depuis longtemps, mais je me sentais dans l’incapacité de pousser à nouveau la porte du bijoutier pour lui demander l’opération inverse de celle qu’il avait pratiquée. L’idée même me mettait mal à l’aise sans que je parvienne à en saisir la raison jusqu’au jour où s’imposa cette évidence: on ne se remarie pas avec un mort. J’ai rangé l’alliance dans un tiroir de ton bureau: ni brisée, ni rompue, elle demeure ouverte, signe de notre déliement mutuel. Depuis, légère et bienfaisante comme celle d’un arbre dans la lumière de l’été, ton ombre m’accompagne à la juste distance. Je l’aime et je la remercie. »
Annie Wellens, Genèse de ton absence, Editions Salvator, 2015, 160 pages, 16€.
* Annie Wellens est libraire (elle a fondé la librairie « Le Puits de Jacob » à La Rochelle, lieu unique où l’on pouvait trouver des livres mais aussi des échanges pleins d’humour, d’intelligence humaniste et de poésie), écrivain, éditrice et chroniqueuse à La Croix.
Quand l’araignée sut qu’elle allait mourir, l’hiver étant venu, elle invoqua le dieu des araignées. « Seigneur, dit-elle, je vais paraître devant toi. Or, ce qui m’attend ne m’inquiète guère. Je t’ai toujours servi avec humilité. Tes ennemis furent les miens. Que les mouches broyées en ton honneur me soient comptées… »
Et l’araignée mourut. Elle vit Dieu. C’était une mouche.
Serge Wellens (1927-2010), Les mots sont des chiens d’aveugle (2001).
Illustration: Éditions Salvator