Lorsqu’il tapote sur son portable, tripote son smartphone ou titille sa tablette, chacun d’entre nous devrait avoir présent à l’esprit ce texte de J. B.
« C’est un monde qui n’a plus besoin de nous. Le meilleur des mondes n’a plus besoin de nous.
La performance. Dessaisissement de l’homme et de sa liberté. Disqualification de l’homme au profit d’un automatisme, d’un transfert massif de décision sur l’appareil de calcul informatique. Capitulation symbolique, défaite de la volonté, beaucoup plus grave que n’importe quelle défaillance physique. Sacrifizio dell’intelletto, della voluntà, dell’immaginazione.
Günther Anders donne un exemple frappant de ce dessaisissement à propos de Macarthur et de la guerre de Corée. Macarthur veut employer la bombe atomique, mais les politiques le dessaisissent de la décision au profit d’une batterie de computers, qui se mettent à calculer en termes politiques et économiques le bénéfice « objectif » de l’opération — pour décider finalement de renoncer à l’emploi de la bombe.
On évite donc le clash nucléaire, mais, dit G. Anders, symboliquement, métaphysiquement, cette abdication de la volonté humaine, quelles qu’en fussent les conséquences, au profil d’un enchaînement impersonnel, ce kidnapping de l’intelligence humaine au profit de l’intelligence artificielle, est une catastrophe pire encore que les ravages de la bombe. Cela marque le point où l’homme renonce définitivement à son destin au profit d’une instance technique dont on reconnaît la supériorité sans appel. Ce n’est même plus un transfert vers une transcendance divine, ni même une défausse de la volonté sur le hasard, c’est une pure et simple capitulation de la pensée devant son double technique, qui la renvoie à une servilité volontaire bien plus profonde que celle des peuples devant leurs tyrans. Ce passage au calcul électronique, à l’engineering et au computerizing, est catastrophique, car au-delà de la défaillance de la volonté, il implique la disparition de tout sujet, que ce soit celui du pouvoir, du savoir ou de l’Histoire, au profit d’une mécanique opérationnelle et d’une déresponsabilisation totale de l’homme.
Aujourd’hui le pouvoir lui-même fait honte et il n’y a plus personne pour véritablement l’assumer. »
Jean Baudrillard, « Variation III, Les exilés du dialogue » in L’agonie de la puissance, Ed. sens&tonka, mai 2015.
[Texte prononcé lors de la 13ème conférence internationale de l’Académie de la Latinité. « Culture of the Différence in Eurasia : Azerbaijan — Past and Present in the Dialogue of Civilizations. Bakou », du 19 au 21 avril 2006.]
Illustration: Photographie d’Olivier Metzger pour Télérama / Éditions sens&tonka.
Et pour illustrer les propos de J.B, notre Ministre de la Justice a souhaité que le défaut de permis ne soit plus considéré comme un délit mais une batterie de computers qui a calculé en termes politiques et économiques le bénéfice « objectif » de l’opération a fait capoter le projet.
C.Q.F.D. 🙂