DSC022360« ‘Mais mon garçon, tâche donc d’avoir un peu les pieds sur terre!’ lui disait sa mère. L’enfant, il est vrai, manifestait une fâcheuse propension à la rêverie. Tandis que sa mère s’affairait, que son père s’échinait et que ses frères et sœurs se démenaient, Octave, lui, était ailleurs, allez savoir où! On avait beau lui sonner les cloches, le bourrer de taloches ou lui secouer les puces: rien n’y faisait. Son goût pour la rêverie persistait.
Il y a des caractères ainsi faits, diront les fatalistes pressés. Des natures ainsi conformées. Voyez Julien Sorel, aux premières pages du Rouge et le Noir. Juché sur le toit d’un hangar, un livre à la main, absorbé par sa lecture, il demeure sourd aux menaçantes injonctions de son père, un fier « scieur de planches », dit Stendhal, « un paysan dur et entêté ». C’est que cet homme voudrait bien voir son « vaurien de fils » mettre la main à la pâte, comme tout le monde.
Rêver, lire, écrire: autant d’activités qui n’en sont pas, aux yeux des tenants de la rentabilité et de la prétendue efficacité.
Deux mondes s’affrontent, qui paraissent irréductibles l’un à l’autre. Une morale de l’effort vient buter sur une absence, sur un vide, sur l’insaisissable.
Comment ne pas songer ici à « La soupe et les nuages », l’admirable poème en prose de Baudelaire? Par la fenêtre ouverte de la salle à manger, un homme (le poète, la part d’enfance en lui) contemple « les mouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs, les merveilleuses constructions de l’impalpable ». Or, il a droit soudain à un « violent coup de poing dans le dos »: c’est que la soupe est prête, et que sa bien-aimée se tue sans doute à le lui répéter depuis un bon moment! Mais Monsieur est ailleurs, lui aussi! Les grands moyens ne sont pas de trop pour le rappeler aux nécessités vitales dont la soupe est bien sûr l’emblème.
Il y a longtemps, aujourd’hui, que les yeux des poètes ont quitté azur et empyrée. Depuis Baudelaire, Nerval, Rimbaud, nous savons que la poésie n’est pas tant évasion qu’invasion, c’est-à-dire attention extrême aux réalités qui sont les nôtres. Nous savons que, si l’émotion lui demeure consubstantielle, elle n’en a pas moins sa part de responsabilités dans les affaires du monde.
L’enfant ne sait pas encore cela, lui qui conserve comme un instinct de survie son pouvoir de rêverie, fût-ce contre les récriminations de ses père et mère réunis. Qu’adviendra-t-il de lui cependant, si ses grands yeux ronds ne peu¬vent plus s’ouvrir que sur le spectacle des horreurs et des aberrations de la guerre? Pour lui, s’il n’est à l’abri, la frontière entre l’image (fictions ou journaux télévisés) et la réalité disparaît. La peur et la faim au ventre, il a certes les pieds sur terre, le malheureux, mais le sol tremble sous ses pas; sa patrie même lui devient incertaine – et nul ne sait combien de temps il lui sera donné de vivre, dans un univers aussi peu fait pour l’accueillir. »
François Debluë, « Les pieds sur terre » dans Pour l’instant, L’Age d’Homme, 2002.

ferli4Il va de soi que les lecteurs qui suivent ce blog comprendront combien j’acquiesce (et m’identifie même) à cette défense et illustration de la complexion « la tête dans les nuages » – qui, je l’imagine et l’espère – est partagée par bien  d’autres, à leurs risques et périls…

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.

  1. Celestine says:

    J’acquiesce, je plussoie, j’applaudis des quatre mains, moi qui ai la tête dans les étoiles, et me fais ramener régulièrement à la dure réalité par les esprits cartésiens.
    Ce coup de poing dans le dos, je l’ai ressenti très dort un jour où j’écrivais comme à l’habitude une de mes fantaisies poétiques,

    Ici:
    http://celestinetroussecotte.blogspot.fr/2013/04/chemin-de-traverse.html

    et où l’un de mes lecteurs m’a conseillé de fermer la boite à délires ( je cite).
    « Plusss romantique que ça, on peut pas !!
    Et je ne pèse pas mes mots, ils me viennent comme ça…
    C’est bô le conditionnel, une évasion … Mais il faut bien revenir sur terre, enfin je veux dire sur le goudron des autoroutes, et ranger pour un temps la boite à délires…
    Et pour tout dire, la sensation des doigts trempés dans la confiture me serait désagréable ! 😉 »

    Alors oui, j’aime les nuages, la rêverie et les doigts dans la confiture.
    Bises célestes
    ¸¸.•*¨*• ☆

  2. serge says:

    En regardant l’image du ciel illustrant votre article, je constate que notre ciel est maintenant zébré par la pollution du trafic aérien. Il doit être difficile de trouver
    un beau ciel naturel. Avec seulement du bleu et des nuages.

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Patrick Corneau