4137457-mdLe malicieux Lucien Jerphagnon a imaginé un petit conte satirique qui vaut bien des spéculations de « penseurs sachant penser* » sur la religion de l’avenir ou l’avenir des religions…

hmorganlettrine2« En l’an 3095, un touriste japonais aux allures d’étudiant, visitant les vestiges de l’antique Paris, avait fini par découvrir le lieu de culte ésotérique tant vanté par l’agence de voyages: ce village était le dernier endroit où une certaine religion, florissante dans l’Antiquité, avait gardé des fidèles. La façade s’adornait d’une faucille et d’un marteau entrecroisés, et d’un verset de Marx qu’il ne comprit pas. Il avait un peu perdu son français: les langues mortes lui jouaient parfois des tours. Le Japonais prit une photo. Entendant des bruits de voix, il se dit qu’il avait de la chance, et il entra. Il reconnut le soviétique du IVe style, car il était bon en histoire de l’art. Les vitraux resplendissaient de soleil, et de la voûte tombait une floraison de drapeaux rouges. L’assistance était clairsemée: de vieilles dames surtout, quelques messieurs âgés, deux jeunes couples. Un bébé piaillait de temps en temps.
Tout au fond, dans la lumière d’une splendide verrière où brillaient la faucille et le marteau, l’emblème sacré, on voyait sur une estrade des hommes vêtus d’une combinaison bleue, un foulard écarlate au cou et portant un étrange couvre-chef que le Japonais reconnut d’après les reproductions de ses livres: c’était la fameuse casquette, symbole de l’antique prolétariat. Ils entouraient le trône d’un vieillard, vêtu de bleu lui aussi et portant foulard de pourpre, mais sa casquette était faite de tissu précieux, où scintillaient des étoiles: un haut dignitaire, à n’en pas douter. Le Japonais prit une autre photo. Le vieillard s’était levé, imité par l’assistance. Il dressa lentement le poing et, d’une voix chevrotante, psalmodia: « Prolétaires de tous les pays… » – et le peuple répondit: « Unissez-vous. » L’un des acolytes ouvrit devant lui un gros livre rouge. Le vieillard toussa, reprit son souffle et récita: « Lecture du camarade Engels. » L’assistance se rassit, et l’officiant poursuivit: « Le christianisme s’est emparé des masses comme le fait le socialisme actuel, sous la forme de sectes multiples, et plus encore par… »
Assis dans son coin, le Japonais avait perdu le fil. Il regardait les vitraux, il reconnut un Marx en gloire, et Lénine, et Staline, Ulbricht même – il avait eu la mention au certificat d’études antiques européennes -, mais d’autres ne lui disaient rien. Sous une icône auréolée, il déchiffra un nom comme Georges Marchoux, ou Marchand, il distinguait mal. La lecture des textes achevée, l’officiant développait, mais cette fois en langue vulgaire, en basic english, un verset de Lénine: « La littérature doit devenir une littérature de parti. » Le Japonais s’ennuyait un peu. Son voisin, qui dodelinait de la tête, sursauta: le bébé hurlait, cette fois, et sa mère l’emportait précipitamment vers la sortie.
Le prêche avait pris fin, et des gens vêtus de bleu, portant casquette et foulard rouges, quêtaient dans les rangs: « Pour la grande révolution socialiste, camarades! Pour la… » Le Japonais y alla de sa pièce. Puis le moment devint solennel. L’officiant ajusta sa casquette étincelante, et de nouveau s’écria: « Prolétaires de tous les pays… » – et chacun de lever le poing aussi haut que le lui permettait l’arthrose: « Unissez-vous. » L’assemblée était maintenant debout, recueillie. Les acolytes avaient apporté une faucille et un marteau d’argent. Le célébrant saisit l’une de la main gauche, l’autre de la main droite, et lentement les croisa. Le Japonais prit une photo et sourit: celle-là ferait des envieux. La voix du vieillard s’éleva: « Mes bien chers camarades, Marx et Engels ont dit: « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières; ce qui importe, c’est de le transformer. Leurs paroles ne passeront point. »
Levant très haut l’emblème, il s’écria: « Que la dialectique, thèse, antithèse et synthèse, vous donne de comprendre le monde, et de le transformer! » Là-dessus, une dame âgée se saisit d’un accordéon et préluda: La sol fa do, la ré ré… L’assemblée, d’une seule voix, entonna un cantique qui semblait monter, inchangé, du temps des premiers disciples: « C’est la lutte finale – Groupons-nous et demain – L’Internationale sera le genre humain. » Le Japonais s’éclipsa discrètement. Il voulait une photo des gens qui sortaient, maintenant, tandis que se déchaînait l’accordéon. Une vieille dame disait à une autre: « Oui, Sa Camaraderie a l’air un peu plus solide. Mais c’est bien dommage qu’on n’ait plus de meeting solennel que pour le 1er Mai… » Un homme très âgé, l’œil embué, passa. Chaleureux, ému, il entreprenait un petit garçon: « Plus tard, tu pourras dire que Sa Camaraderie le Secrétaire général t’a envoyé dans les luttes. Car la révolution est proche… »
Le Japonais prit une dernière photo du bourg. La fille de l’agence avait raison: c’était une visite intéressante. Pourtant, il éprouvait comme une gêne. Il avait l’esprit pratique, et n’avait jamais trop aimé les mythes. Mais songeant à sa moisson de clichés rarissimes, il se félicita de sa matinée. Le bilan était globalement positif. »

* « Ce monde dégénéré fourmille de penseurs. Comme les brigands, ils ne sont pas la critique du monde mais ses produits! » Le Maître, Patrick Rambaud, Grasset, 2015.

Lucien Jerphagnon, De l’amour, de la mort, de Dieu… Le Livre de Poche 33104.

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Patrick Corneau