En ces temps de grisaille saisonnière, de morosité sociale et de désarroi circonstanciel, il est bon de revenir aux fondamentaux, c’est-à-dire à Alexandre Le Grand et plus exactement à Alexandre Vialatte. Il est temps de se plonger dans son Bestiaire – magnifiquement illustré par le regretté Honoré tombé au champ d’honneur de la libre expression le 7 janvier 2015 – et d’y lire, enfin, quelque vérité sur ce curieux animal qu’est L’HOMME.
Face à la difficulté de la tâche – l’animal n’est pas facile à cerner – Vialatte s’y est repris à trois fois. Voici, dans l’ordre, ses portraits zoologiques.
L’Homme vient du singe, dit-on, et il va au cimetière.
Telle serait sa zoologie. Que fait-il en chemin? De tout. Des zigzags, l’école buissonnière. Il se gratte le nez, il se lave les pieds, il fait empailler ses ministres, il accroche des morts aux sonnettes, une fois il a déterré le pape; pour le juger; le pape avoua tout ce qu’on voulait (c’était Formose; en l’an 896); sur quoi on le jeta au Tibre après lui avoir coupé les doigts. On voit par-là que l’homme, venu du singe, y retourne assez volontiers. C’est pourquoi il marche en zigzags. Il vient du singe, va au cimetière, et en chemin il fait des zigzags. Ces zigzags constituent l’Histoire. Mais d’autres fois il va tout droit, il court, il fonce, il se bouscule, et il pousse son voisin devant lui, en lui tenant l’épée dans les reins. Et c’est encore bien plus l’Histoire. Bref on le sent capable de tout, c’est un monsieur qui ne se refuse rien. Il tue, pille, il voit le diable au pied de son lit. On se demande ce que fait l’homme de son âme immortelle. Il la roule dans la fange, il la traîne dans l’ordure, il s’y racle les pieds comme sur un tapis-brosse. L’homme est un étrange animal. Ses activités sont charmantes. Les spécialistes voient en lui une espèce d’insecte sautillant. Il fonde des villes, il danse le jerk, il sonde les mers, il chante en chœur et il boit à la ronde, il se coiffe au carnaval de chapeaux en papier. De temps en temps, il détruit la Bastille pour construire des prisons moins belles mais plus nombreuses, il tue ses rois pour avoir un empereur et le remplacer par un monarque, il adore la Raison, il se repaît de chimères, il massacre ses prisonniers. En un mot, il naît libre, égal et fraternel. Tant qu’il conquiert, ce n’est pas trop inquiétant; quand il « libère », ça devient plus grave; quand il déclare la paix au monde, c’est le moment de prendre le maquis. S’il parle de « vertu », gare à la guillotine; s’il parle de « liberté », gare à la prison. Ses frivolités sont sanglantes; il est plus tragique que sérieux. Au demeurant, le meilleur fils du monde en face d’une bouteille de vin blanc.
[« L’homme d’aujourd’hui », Les Champignons du détroit de Behring, © Julliard, 1990.]
Illustration: Éditions Arléa.