« Puis voici ce que j’ai pensé: à y réfléchir on se rend compte qu’il devient de moins en moins fréquent de croiser quelqu’un, qui soit quelqu’un, un regard avec quelqu’un dedans. Mais j’en aperçois un là-bas dans cette grande volière miraculée de l’autre siècle, perdu entre les touristes filmant leur assiette, des gens qui parlent au téléphone, les jeunes employés au cerveau passé à l’économiseur d’écran, les jeunes filles d’un mètre quatre-vingt-dix à vocabulaire réduit et fabriquées sans utérus, des clones rasés à piercings: ce vieil homme à lunettes absorbé dans ses pensées avec lui-même, buvant du vin, l’air peu aimable, lourd, en costume croisé informe d’après-guerre, avalant la fumée de ses cigarettes, seul; et j’ai pensé en l’observant de loin que celui-là ayant connu dans sa jeunesse la mansarde sans eau et les veilles studieuses assiégées par les ombres vivantes de la lampe à pétrole, la ville encore très peuplée de destinées modestes, de chevaux et de charrettes à bras, d’échoppes, d’escaliers en colimaçon, de vie sociale en famille parmi ces rues de faubourgs d’ancien régime, etc., et les beaux quartiers encore à élégances, livres rares, cartes de visites gravées, etc., et qui aura dédié sa vie peut-être à l’histoire du droit civil, ou à ces herbiers amoncelés dans les caves du Muséum depuis cinq cents ans, ou à ces puzzles épigraphiques tirés des sables de l’Asie Mineure, ou au déchiffrement de fragiles poussières manuscrites que le temps dévore dans les réserves des bibliothèques de province, ou que sais-je, peut-être médecin abrupt, amateur de chant lyrique, qui s’en sera tenu au codex de 1932; et qui maintenant se lève péniblement au milieu du brouhaha, s’aidant d’une canne, que ce fossile vivant de l’ancienne civilisation du XIXe siècle, maintenant redressé marchant vers la sortie où il va disparaître dans la nuit du XXI siècle qui l’attend dehors agitée de troubles nerveux aux circuits réflexes dénudés, quand il sera mort; (…) »
Baudouin de Bodinat, La Vie sur Terre : réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes, t. 2.
Un bruit de fond de notre belle époque qui se passe de tout commentaire.
Illustration: Clémentine Mélois