La ville que je n’avais pas revue depuis vingt-deux ans paraissait plus reconstruite (elle avait été presque anéantie par les bombardements alliés), plus neuve, plus factice que jamais, s’acheminant vers son destin de décor de théâtre pour touristes. Dans les petites ruelles autour de la Münsterplatz avaient surgi de nombreux commerces de souvenirs, brimborions, gadgets dont les devantures débordaient d’ingéniosité mercantile (presque des « installations » pour certains). Tout cela dans une dominante écolo-world-tradition. Et tout ceci rendu possible par la totale piétonisation du centre-ville. Partout des bicyclettes, contre les murs, dans les rues, montées par des jeunes gens, des couples, certains tirant une petite remorque avec un enfant. Soudain le sentiment que la ville historique a été enfouie sous le fatras d’un décor irréel, voire surréel et amnésique. Partout cette propreté impeccable typiquement allemande qui participe d’un ordre froid, lequel à la longue met presque mal à l’aise. Même les graffiti ont un aspect « civilisé », urbanistiquement correct. Après avoir dégusté un käsekuchen au lait bio accompagné d’un apfelsaft fermier dans un salon de thé au décor robustement « Schwarzwald », nous nous retrouvons dans la rue principale malheureusement obstruée par d’importants travaux de voierie pour le tramway. Tout le long de la rue, les travaux sont cachés par de grandes clôtures dans lesquelles on a ménagé des hublots pour satisfaire les curieux. Nous faisons quelques courses chez Kaufhof, grand magasin qui maintenant occupe deux blocs d’immeubles; la pléthore de marchandises et de marques à tous les étages affiche insolemment le niveau du pouvoir d’achat et conséquemment la bonne santé économique du pays – le consommateur français se sent subitement ravalé dans la peau d’un citoyen de l’ex-RDA. En débouchant sur la Münsterplatz, on se croit plongé dans un conte de Grimm. La cathédrale dont le grès rose change selon l’heure du jour et la couleur du ciel cache inopportunément sa flèche sous un étui d’échafaudages. Près de la fontaine des touristes japonais (ou chinois?) se prennent en photo; les terrasses des cafés sont pleines de monde car la weinfest bat son plein et c’est déjà l’heure du dîner. Après nous être fait mettre à la porte d’une célèbre maison de prêt-à-porter allemande pour avoir dépassé l’horaire (la commerçante, une forte femme revêche, est même sortie de la boutique pour pointer d’un doigt accusateur les heures d’ouverture), nous décidons d’aller prendre un verre de vin dans ce très bel édifice rouge, polychrome (Historisches Kaufhaus) sur l’un des côtés de la place. Nous pénétrons dans la cour intérieure où une buvette jouxte une fanfare, les musiciens – tous âgés – discutent en attendant d’attaquer le morceau suivant; je note que chaque pupitre dispose d’un petit plateau rond sur lequel repose un verre. Nous demandons au tenancier à l’allure de solide vigneron s’il parle anglais ou français, il rétorque abruptement qu’il dispose d’un excellent allemand et que cela lui paraît suffisant, puis il se détourne sans façon pour faire signe à sa collègue de venir nous servir. Nous restons là à écouter les flonflons de l’orchestre jouant des airs traditionnels – à un moment les musiciens se lèvent et chantent en chœur un air aux accents nettement martiaux qui rappelle certains épisodes passés, nous sentons qu’il est temps de s’éloigner… En revenant vers le parking nous empruntons une venelle juste assez large pour laisser passer un homme à cheval, devant une maison ordinaire au crépi vert clair, je remarque insérée dans le pavement deux petites plaques commémoratives en cuivre, sur l’une est gravé:
Hier wohnte
Max Mayer
Jahrgang 1888
Deportiert 1940
Gurs
Ermordet in Auschwitz
Nous sommes à nouveau happés par la joliesse des rues, des façades peintes avec leurs enseignes pittoresques, l’eau vive qui dévale le long des trottoirs, la présence de la forêt toute proche et avisant un petit hôtel dit « de charme » nous pensons que peut-être un jour de plus… L’hôtel est complet et, devant notre étonnement, la réceptionniste blonde au sourire conventionnel nous assène un « C’est notre ville! » pour toute explication.
Bizarrement, lisant ces jours-ci W. G. Sebald (qui avait commencé ses études de littérature dans cette même ville mais qui détestait ses professeurs pour leur amnésie collective par rapport au passé nazi), je trouve cette réflexion qui dit excellemment ce que nous ressentions en repartant vers l’Alsace: « Je me retrouvai […] à traverser un territoire allemand tiré au cordeau, impeccable jusque dans ses moindres recoins, et qui m’est toujours resté incompréhensible. Tout paraissait apaisé, insensibilisé, anesthésié de manière suspecte, et bientôt semblable engourdissement me gagna ».
Dans la voiture le ciel au-dessus des Vosges nous gratifie d’un tomber de rideau absolument éblouissant, S. restée silencieuse depuis un moment me dit: « Ici tout fonctionne, coule, roule et se graisse automatiquement. Comme j’aimerais avoir cet ordre, cette propreté, cette sensation de sécurité, de confort, tout cela réuni mais… dans un autre pays. »
Fribourg-en-Brisgau ! 😉
( Eh bien oui, ce genre d’énigme « mais de quelle ville parle-t-il ? » me donne envie de jouer et de chercher ! Et merci Google ! 😉 )
D’ailleurs en cherchant, j’ai appris plein de choses.
Ces plaques commémoratives sont des stolpersteine. ( http://fr.wikipedia.org/wiki/Stolpersteine )
Celle dont vous partagez la photographie rend hommage à un autre Max Mayer, elle est située à Heidelberg (ça m’avait d’ailleurs un peu induit en erreur quand j’ai cherché 😉 ).
Celle que vous avez vu à Fribourg, je l’ai trouvée ici :
http://www.freiburg-im-netz.de/stolpersteine/stolpdoku.php?anzeige=maymax.jpg&reihe=Name#Max_Mayer
D’ailleurs à en croire la description, il y en a deux dans la ville, une Bertoldstraße 31 et une autre Friedrichstraße 54. ( Ce Max Mayer a dû habiter à deux endroits différents. )
Merci pour le jeu et de m’avoir permis d’apprendre ce que j’ai appris en cherchant. 😉
Au plaisir.
« Tout paraissait apaisé, insensibilisé, anesthésié de manière suspecte, et bientôt semblable engourdissement me gagna ». Merci pour votre beau texte.
Vous avez résumé en une phrase toute mon enfance (j’ai grandi à Strasbourg juste après la guerre).
Bien à vous et merci pour votre blog.
Liliane Breuning
Merci d’abord à vous. J’ai eu peur que ce texte ne soit perçu comme germanophobique – ce qu’il n’est absolument pas, il essaie d’exprimer un certain malaise qui, finalement l’emporte sur une certaine admiration (aussi) pour « l’efficacité » allemande…
Karambolages, en somme (;)
Oui, si l’on veut. 🙂