« La déception avait été extrême, écrit Beyle, quand quelques années auparavant, en rangeant de vieux papiers, il était tombé sur une gravure légendée Prospetto d’Ivrea et avait été contraint de s’avouer que l’image gardée par sa mémoire d’une ville baignée dans la lueur du couchant n’était effectivement rien d’autre qu’une copie de cette gravure. C’est pourquoi on ne devrait, conseille Beyle, acheter aucune gravure des beaux points de vue ou perspectives que l’on découvre en voyageant. Car une gravure a tôt fait d’occuper tout le champ du souvenir et l’on peut même dire, ajoute-t-il, qu’elle finit par le détruire. La merveilleuse madone de San Sisto qu’il avait vue à Dresde, par exemple, il ne pouvait plus se la rappeler malgré tous ses efforts, parce qu’elle avait été recouverte par la gravure que Millier en avait tirée, tandis qu’il avait toujours précisément devant les yeux les méchants pastels de Mengs, à la même galerie, dont jamais il n’avait nulle part rencontré la moindre reproduction. »
W.G. Sebald, « Beyle ou le singulier phénomène de l’amour » in Vertiges, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2001.
Lisant ce passage monte en moi une grande mélancolie en pensant à tous ces instants vécus que nous avons gâchés, altérés et finalement détruits en les recouvrant de toutes les photographies que nous avons prises compulsivement, de toutes les images que nous avons ingérées dans des guides, dépliants de voyages, etc. Par notre amnésie imagière, photographique nous effaçons le temps à mesure, oubliant qu’il définit notre propre identité. L’art est le gardien de la mémoire mais il en est aussi le destructeur.
« Et le reste n’est-il par le souvenir détruit? » est l’épigraphe retenue par Sebald pour l’un des récits des Emigrants.
Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique.