Merveilleux Flaiano* que je ne cesse de lire et relire! Plus je le fréquente, plus il m’éclaire sur l’étrange époque, société où je vis. Il fait partie de ces grands Italiens « notoirement méconnus » en France, avec Giorgio Manganelli, Alberto Savinio, Guido Ceronetti. Ces « écrasantes minorités » comme disait Cocteau qui proposent une vision libre et libérale du monde dans un pays (à l’époque) dominé par la culture marxiste.
« Au commencement était la Parole.
Puis la Parole est devenue incompréhensible. »
« Si les peuples se connaissaient mieux, ils se haïraient plus. »
« En Italie les fascistes se divisent en deux catégories : les fascistes et les antifascistes. »
« La race n’est pas déterminée par la couleur de la peau mais par l’insensibilité au bruit. »
« À New York tous ressentent le besoin d’être égaux car l’égalité est une sécurité qui exclut la fraternité et la liberté. »
« Il vaut mieux ne pas voyager car l’ennui et la mélancolie nous poursuivent partout. »
« Les chiens urinent tout le temps et partout pour délimiter les frontières de leur territoire. Un peu comme M., qui urine même dans le Corriere della Sera. »
« Mon chat fait tout ce que je voudrais faire, avec moins de littérature. »
« Ne te regroupe pas avec ceux qui pensent comme toi, des milliers d’isolés sont plus efficaces que des millions de noms en groupe. Tout groupe peut être amputé, annexé, utilisé, instrumentalisé. »
« Celui qui vit à notre époque échappe rarement aux névroses. Pour vivre bien, mieux vaut ne pas être excessivement contemporain. »
« Vivre est devenu un exercice bureaucratique. »
« Les rats abandonnent-ils l’avion qui tombe? »
« Notre désir d’évasion ne vient pas des murs nus de la prison, mais des fresques qui la décorent, des grilles du XVIème siècle, des tapisseries et des marbres, et surtout de l’air satisfait des autres prisonniers. »
« On croit vivre, en réalité on attend pour éconduire la mort. Cela à partir d’un certain âge. »
« Le frelon entre dans la chambre éclairée, va se cogner à toute allure contre la lampe, les parois, les meubles. Bruit sec de ses coups de tête. Au bout d’un moment, il se cache pour reprendre des forces. Il recommence contre la lampe, les parois, les vitres et à nouveau la lampe. Il tombe enfin sur la table, les pattes en l’air, le lendemain il est sec, léger, mort. Il n’a rien compris, mais que l’on ne dise pas que c’est faute d’avoir essayé. »
Et puis, son art de la citation:
Oscar Wilde, débarquant à New York : « l’Océan m’a beaucoup déçu ».
Le Corbusier, débarquant à New York, à un journaliste qui lui demandait ce qu’il pensait des gratte-ciels : « Ils sont trop bas ».
« Dans toute minorité intelligente il y a une majorité d’imbéciles. » André Malraux
« Qui ne se plait pas en sa propre compagnie n’a généralement pas tort ». Coco Chanel
« J’appelle journalisme tout ce qui sera moins intéressant demain qu’aujourd’hui ». André Gide
* Ennio Flaiano (1910-1972), écrivain, scénariste, journaliste, critique d’art, génie des mots a profondément marqué le cinéma italien (il collabora beaucoup avec Fellini, mais aussi avec Antonioni, Soldati, Rossellini). Célèbre pour la lucidité de ses aphorismes, pour ce regard entre humour, autodérision et satire avec lequel il scrute les faits les plus anodins, Flaiano fut pleinement publié après sa mort. Une écriture étonnamment actuelle, presque intemporelle, en ce qu’elle perce la société et l’individu au plus profond de leurs bizarreries, de leurs folies, dressant un tableau de la destruction de la vie par la civilisation.
« (…) La prose de Flaiano semble glisser sur les signes d’inter-ponctuation qui tirent vers la virgule pressée, et pourtant ce n’est pas une prose fluide, précipitée, c’est une causerie plutôt, non pas lente mais contrôlée, un amalgame d’angoisses, d’ennui, de malice. Certaines pages de son journal intime sur la vie dans la via Veneto, sur Cardarelli, certaines histoires, qui semblent commencer en demi-teinte pour finir de la même manière comme si le narrateur avait oublié le début et que la fin était insignifiante, sont des exemples d’une prose qui fascine par cette apparente casualité, cette pointe d’acidité que Flaiano utilise comme un tonique. Oh bien sûr, il nous arrive parfois de rire mais il s’agit toujours d’un rire qui vient d’une inquiétude constante, obstinée. Voilà, je voulais écrire: ‘une grande inquiétude’ mais c’eut été une erreur. Une grande ‘inquiétude’, c’est la tragédie, celle que Flaiano évite, car il n’est pas de bon ton d’avoir affaire à des crimes retentissants et des interprétations compliquées du monde, crimes inclus. Flaiano est attentif – comme peut l’être un orfèvre, un miniaturiste, un parfait copiste – à la petite inquiétude, à cette douleur portable qui peut accompagner une vie, qui n’est pas incompatible avec le rire, avec l’ennui, et avec la mort. »
Giorgio Manganelli, introduction à Jargon essentiel pour passer inaperçu en société d’Ennio Flaiano, traduit de l’Italien par Palmina Di Meo, Éditions La Muette.
Illustrations: Payot-Rivages / Éditions La Muette-Le Bord de l’eau.
En voilà de jolies phrases ! merci de la découverte.