Sans titre-1hmorganlettrine2Le XXe arrondissement de Paris est connu pour avoir donné quelques voies à des hommes de lettres (rue Villiers de l’Isle Adam, passage Pérec, rue Charles-Renouvier, Stendhal rue et passage) mais j’ignorais que le n°9 du passage Stendhal (rasé par un urbanisme aussi amnésique qu’irresponsable) avait joué un rôle éminent dans la réhabilitation du philosophe Heidegger au lendemain de la guerre, ce que raconte avec sagacité Jean Lacoste dans sa dernière chronique de La Quinzaine Littéraire :
« Pourquoi Heidegger s’est-il si bien acclimaté en France? Aujourd’hui, avec la publication de cahiers intimes, il se trouve de nouveau au centre de polémiques qui, sans être inédites, gagnent chaque fois en intensité. En même temps, que serait un tableau de la philosophie au XXe siècle sans référence à l’auteur de Sein und Zeit et à ceux qui ont affronté sa pensée et s’en sont nourris? Immense et encombrante présence. Pouvons-nous, l’instant d’une déambulation méditative dans le XXe arrondissement de Paris, retrouver notre innocence perdue, celle des premières lectures ‘naïves’ de Heidegger, qui ont été si déterminantes pour tant de philosophes? En dépit de tout…
La première visite en France de Heidegger, sa première ‘campagne de France’, eut lieu à l’été 1955; René Coty était président de la République et Edgar Faure président du Conseil. Cette offensive fut menée de main de maître par Jean Beaufret, nommé depuis peu ‘prof de khâgne’ au lycée Condorcet, charismatique et consciencieux ‘pédagogue’ selon son mot, qui fut le véritable chef d’état-major de cette opération commando, avec Kostas Axelos, qui parlait allemand, en officier de liaison, une arrivée incognito dans Paris désert, une improbable rencontre avec le colosse René Char (le ‘capitaine Alexandre’ dans la Résistance); une façon détachée, gelassen, de snober à la fois Sartre et la Sorbonne; le tout couronné par une victoire éclatante en Normandie, lors du colloque de Cerisy-la-Salle du 27 août au 4 septembre. Heidegger impose sa méthode, sa problématique, son autorité; Maurice de Gandillac, Gabriel Marcel, Paul Ricoeur sont presque réduits au silence par cette interrogation sans réponse: ‘Qu’est-ce que c’est, la philosophie?’. Un Blitzkrieg.
À son arrivée à Paris, Heidegger avait pourtant senti l’incongruité de sa présence dans ce lieu, la ‘capitale du XIXe siècle’, la ville de la modernité technique, de l’innovation, de l’avant-garde et de la politique, le Paris de Heine et de Marx, le bastion cartésien. ‘Je suis étonné’, aurait-il dit en arrivant gare de l’Est, ‘étonné de moi-même’. Par ce coup hardi de stratégie, Heidegger, non content d’avoir fait lever dès 1951 l’interdiction d’enseigner qui pesait sur lui depuis 1946, venait braver les existentialistes français chez eux, sans rien céder de sa Lettre sur l’humanisme. Et ce fut un coup de génie que ce ‘marronnier’ sous lequel se serait déroulée la première rencontre entre Char et Heidegger ‘tandis que tombait la nuit d’été’. Elle eut lieu au domicile de Jean Beaufret, au n° 9 du passage Stendhal dans le XXeDSC000720 arrondissement de Paris, un passage qui donne — cela devait plaire à Beaufret, lecteur des philosophes français du XIXe siècle — dans la rue Charles-Renouvier. Le paysan souabe qu’affectait d’être Heidegger était invité à abandonner un instant les Holzwege, les ‘chemins qui ne mènent nulle part’ de la Forêt-Noire, pour une impasse de Ménilmontant et un dîner sous un marronnier. Un marronnier…
Le chêne, le tilleul, le sapin, voilà des arbres qui parlent à l’imaginaire allemand, sans parler du frêne wagnérien, ou du bouleau… Mais le marronnier, pour un lecteur français, c’est par excellence l’arbre de la ville et, surtout, l’arbre modeste des cours de récréation: d’emblée Heidegger, tout sourire, mais muet — par timidité? —, s’imposait comme un maître d’école. Un maître de lecture. Lors de ce dîner mémorable sur la terrasse de la villa aujourd’hui détruite, dont le petit appartement de Beaufret occupait, semble-t-il, le rez-de-chaussée, Char aurait déclaré: ‘le poème n’a pas de mémoire, tout ce qu’on me demande, c’est d’aller de l’avant’. Et Heidegger de confier à Jean Beaufret plus tard dans la soirée: ‘Treffend was Char sagte’: ‘Ce que Char a dit est juste. C’est toute la différence entre poésie et pensée, car mon chemin à moi, c’est au contraire le Schritt zurück, le pas en arrière’, le ‘retour amont’ d’une lecture inlassablement renouvelée des auteurs de la tradition métaphysique pour y deviner précisément une absence (celle de la question de l’être) et apprendre ainsi à penser avec ‘endurance’ l’oubli de l’être depuis les Grecs. »

Illustrations: photographies ©Lelorgnonmélancolique.

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Patrick Corneau