Dans L’Homme qui était mort (1930) D. H. Lawrence imagine un Christ entièrement paganisé s’éveillant à la conscience de la chair. Le Sauveur, qui a beaucoup prêché et peu vécu, ressuscite plein de déception. Rempli d’amertume, l’âme éteinte, celui qui est mort publiquement, humainement, part en quête de la vraie vie. Incognito, pour la première fois, il revit par et pour lui-même, délié de toute contrainte, délivré de toute mission dont celle d’aimer, de donner sans rien recevoir si ce n’est mépris et incompréhension. D’où cette blessure immense de la « désillusion » éprouvée par le Christ et dont la douleur traverse tout le récit.
Le Christ se retire donc de sa première vie, une « petite vie » dit Lawrence dans laquelle il estime avoir été floué, car il ne l’a vécue que comme « pur esprit », c’est-à-dire dans la négation de son corps – lui le guide des corps rejetant son propre corps – vie vécue dans le rejet de son humanité. La mort le fait accéder à l’Humain supérieur et D. H. Lawrence nous montre cette apothéose, vraie transfiguration du Christ à la Vie (surtout dans la 2ème partie avec la rencontre de la prêtresse d’Isis). On voit, bien sûr, le point de contact évident entre le discours de Lawrence et celui de Nietzsche justement souligné par Drieu la Rochelle dans la préface. Cessant de guider, d’être un exemple, un modèle (« la Voie »), le Christ de Lawrence se met à croire en la « grande vie » laquelle lui avait été cachée dans la fréquentation des pécheurs empêtrés dans les mesquineries de la « petite vie ». S’il est mort à la vie, c’est pour ressusciter à la vraie vie, celle de la puissante Nature. A l’instant précis où il meurt sur la croix, le Christ de Lawrence accède au monde lumineux de la grande santé nietzschéenne qui ne refuse rien et prend tout. Il laisse derrière lui un monde fracturé par le dualisme (matière et esprit, vie et mort, homme et femme, maître et esclave, etc.), fausses dimensions, fausses divisions qui empêchent d’être véritablement au monde, entravent notre présence dans ce monde. Si, par-delà la mort, le Christ continue de ressentir, d’aimer, de souffrir c’est qu’il est enfin et ultimement présent au monde (la vraie incarnation serait là) – paradoxalement, il n’est vivant que souffrant, corps débile assumant totalement la précarité de sa condition. Étrange portrait d’un homme qui n’est plus dans la lutte, la ruse, le calcul pour imposer la parole prophétique; un homme qui a reconnu et dépassé son échec, accepté la vanité du don qui oblige, contraint et abuse autrui.
Résumé comme cela, le livre peut paraître simplet (les bien-portants ricaneront dit Drieu) mais Lawrence ne prêche pas, ne ratiocine pas, ne dogmatise pas. Cette ahurissante hypothèse nous est proposée dans une vision d’une grande beauté littéraire et force poétique. Avec douceur et sérénité, d´où notre trouble (les esprits forts souriront). Ce Christ moniste, athéiste et païen en choquera plus d’un. En raison du dramatique malentendu de sa célébrité (Lady Chatterley) Lawrence n’a pu faire entendre l’énormité de ce texte-testament où se rassemble la fleur de sa pensée. On se prend à rêver qu’un pédagogue audacieux fasse lire ce texte limpide, d’une évidente clarté poétique à des enfants, à des esprits non gâchés par les goguenardises de la « petite vie ».
Je sais que mes mots n’ont fait qu’effleurer un très grand livre, fulgurant, dérangeant d’un grand veilleur qui avive pour longtemps notre intranquillité.
Illustration: L’Homme qui était mort, D. H. Lawrence, traduit de l’anglais par Jacqueline Dalsace et Drieu la Rochelle, préface de Drieu la Rochelle, Gallimard, Coll. « L’Imaginaire », 1977.