hmorganlettrine2Si la flânerie est l’action de se promener sans hâte, sans but, au hasard, en s’abandonnant à l’impression et au spectacle du moment, en se complaisant dans une douce inaction, elle est beaucoup plus que cela. Ainsi Walter Benjamin en a fait à la fois une expérience déambulatoire, une pratique de ‘lecture’ de la ville, une philosophie et un art de vivre. C’est ce que montre Bruno Tackels dans cet extrait d’une très belle conférence faite à la BNF (« Walter Benjamin, lecteur absolu », 5 janvier 2012).

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Une analyse intéressante qui vient compléter l’approche benjaminienne:
« Dans ce mouvement d’obscurcissement de l’environnement propre à la ville, la flânerie jouit d’une certaine cécité. Cette joie de la cécité pourrait s’apparenter à ce que Lyotard appelle le travail de l’anamnèse. D’un point de vue critique, on pourrait dire que l’on sort d’une logique d’accumulation des savoirs. La flânerie participe d’un mouvement de défondation, de désapprentissage. Il faut oublier pour pouvoir voir. Voir, c’est peut-être arrêter de regarder, ou regarder autrement. Il faut être disponible aux surprises, aux accidents qu’offre la rue.
Signe distinctif et preuve d’un rapport inouï à la lenteur et à la durée, le flâneur fixe son attention sur un monde horizontal, ce qui lui donne le loisir de baisser les yeux. Il est disponible à un tempo non-marchand, socialement et économiquement improductif et du coup, il est incité à regarder ce tissu urbain situé dans des zones de circulation qui sort de l’univers élevé des constructions dominantes. La mégalopole s’incarne alors dans des restes, des fragments, des résidus, qui s’offre aux circonvolutions de la flânerie dont le flâneur récolte les éléments afin d’en redéployer les possibles.
Tout l’art du flâneur consiste alors à perdre ses repères, à les déplacer constamment, laissant derrière lui adresse et même destination. Sans point fixe, sans fixité, c’est donc le flâneur qui devient son propre centre, sans référent extérieur à son propre geste. C’est le geste lui-même qui affirme l’introuvabilité d’un quelconque centre. Le flâneur se fond dans le spectacle, il est lui-même dans l’espace qu’il décrit. Cela signifie que le flâneur n’a pas un point de vue extérieur qui juge. La flânerie procède par sauts, elle est spasmodique. La trajectoire de la pensée est liée à une logique associative. Le flâneur est tout autant saisi par les objets qu’il rencontre au cours de sa déambulation, qu’il ne vient à leurs rencontres. Ainsi se pose une égalité inédite entre passivité et activité. La flânerie est une mise en forme d’images dont l’addition métamorphose le donné qui se donne comme totalité. Elle est un agencement, une transformation en marche, un processus de production, une manière de penser et de faire. C’est par des déplacements que s’opère la déconstruction et par voies associatives, la flânerie opère des rapprochements inédits d’éléments hétérogènes.
Aussi, la flânerie est dissonante vis-à-vis du temps chronologique des horloges. Il faut donc errer à l’aventure dans les villes, y flâner comme on feuillette un livre, pour comprendre que leur organisation répond à un ordre spatial opposé à l’ordre temporel soigneusement linéaire de la chronologie. C’est comme si, l’espace plus que le temps, en était la structure d’organisation essentielle. Le flâneur collectionne. Et collectionner, c’est aussi stocker du temps et faire qu’une chronologie soit bien plus qu’un défilé de secondes. En éternelle dissonance par rapport à l’ample pulsation rythmique de la ville, par sa lenteur, la flânerie lutte contre une logique d’efficacité, de rentabilité. »
« La flânerie dans l’espace public: du geste conceptuel au geste performatif », Charlotte Hess, Association Philoperformance.

Illustration: « Walter Benjamin, lecteur absolu » par Bruno Tackels. Extrait de la conférence à la BNF du 5 janvier 2012.

  1. Les références de l’article que vous citez sur cette page et que vous ne mentionnez pas sont : Charlotte Hess, « La flânerie dans l’espace public. Geste conceptuel et performance. » in Isabelle Koch, Norbert Lenoir (éds.) Démocratie et espace public : quel pouvoir pour le peuple?, Hildesheim, Georg Olms, 2008.

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Patrick Corneau