Après son Malaise dans les musées écrit en 2007, où il nous livrait ses inquiétudes, Jean Clair nous livre ici la fine fleur de sa pensée concernant ces lieux qu’on a réduit « en entrepôts où puiser des marchandises ».

« Je sais au moins pourquoi, désormais, je hais tant les musées, ces voiries où l’on a accumulé au hasard les débris des civilisations mortes, souvent volés ici et là, toujours détachés de leur origine, démobilisés, inutilisés, mis en pension, et d’où l’esprit a depuis longtemps disparu.

[…] Le musée, sous sa forme moderne, a écrasé ces croyances. Il n’accorde sa confiance ni aux rêves nocturnes ni à l’art qui est né du soleil, et qui sont pourtant faits de la même substance. Créé pendant la Terreur, en 1793, la même année que la guillotine, le musée est la réalisation la plus spectaculaire, sous sa visée philanthropique, de l’esprit colossal issu des Lumières. On n’a pas ici prétendu coloniser des espaces mais on a réussi, au nom de l’Universel abstrait et des Droits de l’Homme, à coloniser des temps.
Les Étrusques avaient réussi à vitaliser la mort. Nous avons réussi à mortifier la vie. Tous ces merveilleux petits objets qui nous parlaient de l’homme après le grand passage sont désormais muets. On a vu bien des sanctuaires devenir des musées, mais on n’a jamais vu un musée devenir un sanctuaire.

Péché cette phrase de Lamartine, dans son Voyage en Orient: « Les siècles se prêtent leurs temples comme leurs tombeaux, et se les rendent vides. »

Ce que les Africains nous reprochent le plus souvent, lorsqu’il leur arriva de s’exprimer, à l’Unesco ou en d’autres institutions internationales, c’est d’avoir désacralisé leur culture, c’est, au nom des Lumières du monde occidental et de la Raison, d’avoir mis dans nos musées des objets issus de chez eux que nous croyons culturels quand ils sont et n’ont jamais été que des instruments de culte.
Mais se rendent-ils compte, dans leur juste indignation, que les Blancs ont fait la même chose envers leurs propres créations, et qu’ils ont d’abord exercé sur eux-mêmes ce qu’ils ont par la suite étendu à l’ensemble des peuples. Le musée du Quai Branly n’est pas un musée destiné à glorifier la culture des peuples lointains. Il n’est que le énième avatar d’une entreprise qui a chassé le sacré de toutes les entreprises humaines. Le musée né de la Révolution a été la plus puissante machine à désacraliser tout ce qui avait été sacré, documents et monuments, pendant des siècles, sinon des millénaires. Nos statues, nos retables, notre histoire ont été aussi sûrement désacralisés à nos yeux, qu’à leurs yeux les masques, les parures, les instruments de cérémonie. »
Les derniers jours, Jean Clair, Gallimard, 2013.

La passion des images, un intéressant entretien entre Jean Clair et Régis Debray,  émission « Répliques » d’Alain Finkielkraut du 23/11/2013.

Illustration: « Le festin des barbares » de Gérard Rancinan, Église Saint-Martin-des-champs (75003), Musée des arts & métiers, photographie ©Lelorgnonmélancolique.

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Patrick Corneau