Vous pensez qu’en cornaquant votre Macbook ou votre iPad dûment googelisés vous viendrez à bout de n’importe quelle énigme, aussi saugrenue soit-elle? De la recherche de n’importe quelle référence, aussi pointue, absconse soit-elle? Détrompez-vous, vos prothèses internetiques ne sont rien comparées au cerveau de Jakob Mendel…

« (…) ce petit juif de Galicie rabougri, avec son visage mangé de barbe et son corps contrefait, était un titan de la mémoire. Derrière ce front crayeux et sale qu’on eût dit envahi de mousse grise se trouvaient gravés, dans les profondeurs invisibles de l’esprit comme dans de l’acier, le moindre nom, le moindre titre jamais imprimés sur la première page d’un livre. De chaque ouvrage paru la veille ou deux cents ans plus tôt, il pouvait citer sans hésitation l’auteur, le lieu de publication, le prix neuf ou d’occasion; il se rappelait avec une infaillible précision toutes les reliures, toutes les illustrations, tous les fac-similés donnés en annexe; il voyait tous ces livres, qu’ils les ait eus en main ou seulement aperçus une fois, de loin, dans une devanture ou une bibliothèque, aussi clairement que l’artiste en créant contemple dans sa tête des images encore invisibles pour le reste du monde. Trouvait-il dans le catalogue d’un marchand de Ratisbonne un ouvrage vendu six marks qu’aussitôt il se souvenait qu’un exemplaire de ce même ouvrage avait été vendu quatre couronnes aux enchères de Vienne, deux ans plus tôt, et il se rappelait encore le nom de l’acquéreur; non, vraiment, Jakob Mendel n’oubliait jamais un titre ou un chiffre; il connaissait chaque étoile, chaque plante, chaque infusoire au sein de l’univers sans cesse changeant, constamment bouleversé de la bibliographie. Dans chaque domaine, il en savait plus long que les spécialistes, il maîtrisait les bibliothèques mieux que leurs bibliothécaires, connaissait les stocks des grands marchands mieux que leurs propriétaires, malgré leurs répertoires et leurs fichiers, et cela sans disposer de rien d’autre que de la magie du souvenir, de cette incomparable mémoire dont on ne pouvait vraiment se faire une idée qu’après cent exemples différents. Évidemment, cette mémoire prodigieuse n’avait pu se former et devenir aussi diaboliquement infaillible que grâce à l’éternel secret de tout achèvement: la concentration. En dehors des livres, cet homme remarquable ignorait tout du monde, car les phénomènes de la vie ne devenaient concrets pour lui qu’à partir du moment où ils se muaient en caractères imprimés, rassemblés et comme mis en conserve entre les feuillets d’un livre. »
Stefan Zweig, Le Bouquiniste Mendel, traduction de Manfred Schenker, Editions Sillage, 2013.

Comment ce prodige finit par être jeté dans un « parc humain entouré de barbelés », vous le saurez en lisant ce terrible et magistral récit – O combien prémonitoire – écrit en 1929 par le génial Stefan Zweig et opportunément réédité chez Sillage (6,50€).

Illustrations: Nikolaï Alexandrowitsch Jaroschenko par Nicolaï Nikolaïevitch Gay (1831-1894) / Editions Sillage.

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Patrick Corneau