Certains « allongés de naissance » qui fréquentent ce blog apprécieront cet éloge…

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« Le goût de rester au lit porte un nom en psychiatrie: la clinophilie. C’est, dit-on, le signe d’un état dépressif. Ça n’est pas mon cas, et il me faut ajouter, pour être exacte, que lorsqu’il fait soleil, je ne résiste pas à l’envie de mettre le nez dehors. Quant à moi, le lit me semble répondre à mon sens du confort. Il favorise une détente musculaire propice à la concentration. Calé par des oreillers, le dos se repose, les jambes allongées également. Le lit lui-même remplace avantageusement une table: il offre toute la place qu’on peut souhaiter pour étaler les papiers et les livres. La seule différence est que lorsque l’on a fini de travailler, il faut ranger, pour qu’à un moment ou à un autre le lit soit fait, si l’on veut éviter le sort de la séquestrée de Poitiers. Mais cela même satisfait mon besoin de dissimuler le travail en cours, en quelque sorte de l’escamoter. Habitude prise dans l’enfance, où je travaillais d’ordinaire au salon.
Que le lit soit propice à la pensée, c’est ce qu’illustrent les films que Rossellini réalisa pour la télévision sur Pascal et Descartes. On y voit Pascal assis dans son lit à baldaquin, adossé à trois ou quatre hauts oreillers, écrivant sur ses genoux, les papiers posés sur d’épais coussins. Il est vrai qu’il était malade. Ce n’était pas le cas de Descartes, que Rossellini nous montre aussi au lit, protestant avec colère de l’irruption, à midi, de son serviteur qui vient lui annoncer une visite et qui enfreignait son interdiction d’être dérangé. On comprend, au moment où le serviteur tire les courtines, que Descartes, quoique allongé sous les draps, la tête sur l’oreiller, n’était pas en train de dormir mais de méditer. J’aime l’idée que les Méditations métaphysiques aient été conçues par Descartes, voire composées au fond de son lit.
Une amie écrivain, atteinte comme moi d’une thyroïdite d’Hashimoto, et travaillant aussi au lit, m’assure que c’est cette maladie qui est la cause de l’inclination que nous partageons. Je crois, pour ma part, cette dernière bien antérieure. Mais je ne déteste pas l’idée que ce goût me vienne de ce qui m’apparente aux irradiés d’Hiroshima. C’est ma façon d’être solidaire des malheurs du siècle de ma naissance. D’ailleurs, un ami cancérologue n’hésita pas à attribuer au nuage de Tchernobyl l’atteinte de ma thyroïde.
Rester chez soi, voire dans sa chambre ou dans son lit, n’est pas sans s’apparenter à la position de l’araignée au centre de sa toile, attentive à toutes les vibrations. C’était assez perceptible chez cette grande dame napolitaine que je viens d’évoquer, dont l’activité rayonnait à l’abri des tables disposées autour d’elle. Le lit peut être le lieu à partir duquel se déploie la relation au monde. Il est alors comme le centre silencieux d’une attention pleine de curiosité et de désirs. Ainsi de la tante Léonie, surveillant la rue depuis son lit placé près de la fenêtre et interrogeant Françoise sur l’identité d’un chien qu’elle vient d’apercevoir: « Françoise, quel est ce chien que je ne connais pas? » Ainsi du Narrateur, plus reclus qu’Albertine, sa prisonnière, qu’il engage à sortir, tandis qu’il reste lui-même au lit sous des prétextes divers. Plus tard, ses amis croiront, en apprenant qu’Albertine vivait chez lui, tenir la raison de sa vie retirée au cours de cette période. Or, si le Narrateur reste chez lui, ce n’est pas pour jouir de la présence d’Albertine, mais, au contraire, de la solitude où le laissent ses sorties, assez surveillées toutefois pour préserver sa paix intérieure d’une jalousie toujours aux aguets.
Il peut alors, de son lit, s’ouvrir à toutes les sensations qui, du monde extérieur, parviennent jusqu’à lui, à tous les désirs qu’elles font naître, aux jouissances rêvées qui les accompagnent. Les résonances particulières de la sonnette du tramway dans l’air du matin lui indiquent le temps qu’il fait, aux variations duquel il est aussi sensible que l’était son père, féru de météorologie, qui d’ailleurs aimait lui-même faire la pluie et le beau temps en soumettant ses proches à son caprice. Les cris des maraîchers, des vitriers, des rempailleurs, tous les sons qui montent de la rue, les variations de la lumière qui filtre à travers les rideaux, tout devient promesse de bonheur, et le bonheur, ici, est dans la promesse.
La solitude, c’est aussi ce qui laisse le champ libre à ces associations fortuites entre les sensations présentes et celles du lointain passé qu’elles ressuscitent, à ces ravissements ténus, presque insaisissables, énigmatiques, dont le Narrateur pressent que c’est en eux qu’il faut chercher la clé de la vérité, l’essence de l’existence. La solitude dans l’immobilité du lit a le pouvoir de desserrer notre être intérieur, de le dilater pour l’ouvrir aux mystères de l’Être. Et ceci nous ramène au bon usage des maladies. »
Catherine Millot, O solitude, Ed. Gallimard, coll. L’infini/Folio 5541.

Illustrations: « Lit défait », aquarelle d’Eugène Delacroix (vers 1827) / Oblomov et son « oblomovchtchina » (« mélange d’apathie, de léthargie, d’inertie, d’engourdissement, de rêverie inactive, qui se manifeste dans l’horreur du travail et de la prise de décision, la procrastination » dixit Wikipédia).

  1. Frédéric Schiffter says:

    Cher Lorgnon,

    Comme il se doit, c’est allongé sur le canapé de ma loggia, face à l’océan, que je vous écris ce petit commentaire. Il n’a rien à voir avec Oblomov que je compte au nombre de mes figures tutélaires. Ce sont les attaques d’un de vos abonnés, sur votre blogue, contre ma notion de « concon » qui me l’inspirent. En réalité, il s’agit juste du souvenir d’un texte d’André Breton intitulé « Légitime défense » (in le numéro 8 de la revue « La Révolution surréaliste »— 1926), où le chantre de la poésie ducassienne, déclare que le journal l’Humanité regroupe une bande d’andouilles « exception faite, dit-il, pour la collaboration de Jacques Doriot […] qui offre toutes les garanties ». Voilà le bel exemple d’un écrivain également rimbaldien qui, tout en s' »encrapulant » avec les léninistes, parvenait à se faire « voyant ».

    À vous,

    Frédéric Schiffter

  2. Alfonso says:

    Le Bureau des recherches sur l’amour et le merveilleux applique à la lettre le programme de — Poésies I.
    — Que le bureau commente ! Qu’il dise où se situe la ligne de fracture.
    Et gare au concon.

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Patrick Corneau