Le hasard d’un séjour dans la maison de famille m’a conduit vers un petit bibus où je range des revues dont une ancienne et assez fournie collection de Nouvelle Revue Française des années 70 et 80. Je suis toujours étonné par la diversité, la qualité des signatures et la richesse des textes qui, pour la plupart, n’ont pas pris une ride – sans doute parce que ses choix éditoriaux ont toujours placé la NRF dans l’inactuel, voire l’intemporel… Ainsi, je découvre un très beau texte de voyage d’Ernst Jünger dont la conclusion a retenu mon attention :
« Les peuples d’Extrême-Orient ont commencé, voilà cent ans, à se mêler passionnément du destin de l’Occident. A quel point ils seraient mobilisés par cette décision, nul ne pouvait le pressentir, lorsque l’empereur du Meiji s’est résolu à ses réformes.
Cette évolution va continuer, avec une pesanteur accrue. L’Occidental qui de nos jours rend visite à la Chine, au Japon, ou même aux petits royaumes d’Orient se trouve confronté à son propre destin. Bien des courants qui, chez lui, se sont formés dans le flux de l’histoire et s’y sont ramifiés se reproduisent au loin, là-bas, sous forme de cataractes, tandis qu’au contraire pâlit la splendeur des images qui flottaient devant l’imagination de l’étranger, depuis son enfance, comme des miniatures peintes sur soie. Il les retrouve affadies, ou artificiellement étalées à son intention.
On en vient ainsi aux splendeurs et aux misères du voyageur moderne. Il vole à travers le monde en jumeau siamois : en tant qu’homo faber qu’homo ludens, en auteur de plans, ignorant de l’histoire, et en homme de culture, affamé d’images, tantôt fier de son titanisme et tantôt déplorant la destruction qui en résulte. Plus les ailes qui lui poussent sont robustes et puissantes, et plus rarement il découvrira ce que son cœur désire.
Plus il est authentiquement contemporain, et moins il ressentira cette perte; la centrale du Cuenza, les derricks plantés dans le Sahara, la station météorologique du pôle Sud, la vitesse de la ligne de Tokaïdo lui confirment sa propre manière de vivre. On parcelle tout, où qu’il se rende — on commencera par lui montrer orgueilleusement ce que sa technique et sa science peuvent offrir, puis seulement après ce qu’il reste de la tradition : les tombes, les villes saintes, les forêts et les jardins, les masques et les danses populaires.
Certes, nul homme n’est assez totalement contemporain pour ne pas ressentir un quelque chose de cette prédation commise par les plans, tant aux dépens de la réalité intacte que de la perfection. Le voilà qui se trouble; le monde ne répond plus du fond de son essence.
A cet égard, le voyage fait aussi de vous une sorte de Tantale. Nous entendons l’écho de mélodies qui se sont tues, et nous suivons des images inconsistantes à travers le pays de la soif. Ce ne sont pas là de pures illusions: un mirage aussi reflète une réalité lointaine. Nous la recherchons tantôt dans l’avenir et tantôt dans le passé.
Au sein de l’énorme effritement des cultures, des éléments, de l’Univers même, nous voyons ce qu’il a pu jadis naître d’images et de raffinements. Ce qui nous fournit des critères, même pour l’instant et le lieu présents. Toujours, dans les forêts, nous sommes surpris de rencontrer l’un des vieux chênes, sapins ou frênes — survivant robuste; il a déjà vu passer bien des abattis et bien des forestiers. Lui aussi tombera un jour, mais il peut encore nous donner son ombre, durant une heure méridienne — et plus que son ombre: une assurance. »
Ernst Jünger, « Les temples japonais », La Nouvelle Revue Française, n°374, Mars 1984. Traduit de l’allemand par Henri Plard.
Illustration: Bettmann/Corbis.