Je viens de m’atteler à la lecture de L’Idiot de Dostoïevski dans l’étonnante traduction d’André Markowicz, parue en 1993 et dont l’audace extraordinaire dans l’invention syntaxique et rythmique bâtit rien moins qu’un nouveau Dostoïevski français. Néanmoins, même si cette traduction rend merveilleusement la singularité du ton et du phrasé propres de chaque personnage, la lecture de Dostoïevski reste pour nous, Français, extraordinairement difficile (hors changements/perturbations dans l’exercice même de la lecture consécutifs à l’usage d’internet). C’est l’auteur le moins digeste aux amateurs de « belle langue »: tout y est oral, sa voix est partout bizarre, pulsatile, fu­rieusement déjetée. J’ai trouvé dans le commentaire de Jérôme Thélot (Foliothèque, Gallimard, 2008) quelques documents explicatifs de cette diffi­culté de lecture sous la plume de son introducteur en France, le vicomte E. Melchior de Vogüé, qui fournit quelques indications pertinentes:
« Un trait général différencie ces personnages de ceux auxquels nous sommes habitués et les rend absolument inacceptables pour les bonnes gens de chez nous. Ce trait, le voici: ils ne font pas ce qu’ils veulent de leur esprit. Un honnête Latin fait ce qu’il veut de son esprit, ou du moins il le croit; il ne doute pas de son pouvoir pour enrayer, régler et diriger cette force soumise. Chez les Russes de Dostoïevski, elle est indisciplinée, leur pensée, débandée comme un ressort de machine qui échappe au mécanicien, procède par sauts et par bonds, avec des transitions subites des larmes au rire; on croit entendre des pensionnaires de la Salpêtrière. De plus, cette pensée est compliquée et subtile au-delà de toute imagination; telle phrase toute simple en apparence cache une demi-douzaine d’intentions équivoques; elle fait songer au roman qu’écrirait un Peau-Rouge, si le don d’écrire lui venait subitement. À chaque instant, dans un dialogue d’affaires ou d’amour, sans motif plausible, une tempête nerveuse secoue les deux interlocuteurs; ils se taisent, ramassés sur eux-mêmes pour l’attaque, se défient et se meurtrissent le cœur réciproquement, comme deux bêtes fé­roces; après quoi l’entretien reprend son cours naturel. »

E.M-de Vogüé, Avertissement, L’Idiot, trad. V. Derély, Plon, 1887, p. VII.

« Je devrais d’ailleurs répéter ici ce que je disais plus haut: à mesure que Dostoïevski accentue sa ma­nière, les morceaux détachés signifient de moins en moins; ce qui est infiniment curieux, c’est la trame du récit et des dialogues, ourdie de menues mailles électriques, où l’on sent courir sans inter­ruption un frisson mystérieux. Tel mot auquel on ne prenait pas garde, tel petit fait qui tient une ligne, ont leur contre coup cinquante pages plus loin; il faut se les rappeler pour s’expliquer les transfor­mations d’une âme dans laquelle ces germes dé­posés par le hasard ont obscurément végété. Ceci est tellement vrai, que la suite devient inintelligible dès qu’on saute quelques pages. On se révolte contre la prolixité de l’auteur, on veut le gagner de vitesse, et aussitôt on ne comprend plus; le cou­rant magnétique est interrompu. C’est du moins ce que me disent toutes les personnes qui ont fait cette épreuve. Où sont nos excellents romans qu’on peut indifféremment commencer par l’un ou l’autre bout? celui-ci ne délasse pas, il fatigue, comme les chevaux de sang, toujours en action; ajoutez la nécessité de se reconnaître entre une foule de personnages, figures cauteleuses qui glissent à l’arrière-plan avec des allures d’ombres; il en résulte pour le lecteur un effort d’attention et de mémoire égal à celui qu’exigerait un traité de phi­losophie; c’est un plaisir ou un inconvénient, sui­vant les catégories de lecteurs. D’ailleurs, une traduction, si bonne soit-elle, n’arrive guère à rendre cette palpitation continue, ces dessous du texte original. »
E. M. de Vogüé, Le Roman russe (1886), L’Âge d’Homme, 1971, p. 241

Alors, faudra-t-il avoir bientôt recours aux Boloss des Belles Lettres?

Illustration: Chaïm Soutine, « La folle », 1921-1922.

  1. nomade says:

    Paasionnante, l’explication de de Vögue. Le « primitivisme  » russe est bien moins loin de la « pure » pensée occidentale que nous le croyons. Je dirais même l’inverse….

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Patrick Corneau