Il y a parfois des textes si « criants de vérité » que le souligner leur serait presque une injure.

« Il est posé dans un renfoncement, une ancienne entrée d’usine quand il en existait à Courbevoie. On voit d’abord son caddie et l’amoncellement de sacs plastique. Lui, se tient en retrait. Assis dans l’encoignure, il n’attend rien. Il regarde sans voir. Les pas, les allers, les retours, les jambes et, dessus, les gens. Ils marchent, vont, viennent et parlent. Entre eux, entre gens qui marchent. Lui est assis. En retrait. Cela ne doit pas faire longtemps qu’il est assis. On l’aurait aperçu, ce matin. Non, cela ne doit pas faire longtemps. Du moins à la mesure du temps des gens qui marchent. Sur un macadam, c’est autre chose. Les heures tombées sur le trottoir perdent leur consistance. Ce sont des heures molles, comme les montres de Dali. Cela fait donc longtemps qu’il est assis.
Il a choisi ce coin de rue parce qu’il n’en est pas un. On ne peut pas nommer ainsi l’intersection d’une rue et d’une entrée d’usine qui n’est plus une usine. Bien sûr, on y a travaillé jadis, et peut-être le souvenir… Mais tout autant, l’idée d’un non-lieu… Ce qui n’est plus lui a paru convenir. Il voulait juste s’asseoir. Dans un endroit qui a perdu le nom d’endroit. Il est las. Fatigué de ne rien faire, on dit. Et c’est très exactement cela. Il ne sait plus quand il a décroché. Le temps mou se distend. Il y avait une femme mais, aussi bien, était-ce à cause de lui. A la cassure, le goût de tout s’en est allé. Lentement, comme le sang s’écoule goutte à goutte d’une veinule rompue. Lui est devenu exsangue. Verre vide. Mégot éteint, paletot oublié, si on veut. Ou autre chose, si on préfère. Mais chose, oui. C’est pour ça qu’il a choisi ce coin de rue qui n’en est pas un. Une vague ressemblance ou l’idée d’être à sa place.
Le lendemain, il y est encore. Et les jours suivants. En passant, vous le saluez d’un sourire. Le soir, vous y pensez avant de vous endormir, sa présence vous turlupine.
Ce matin, vous avez échangé deux mots. Banals, usés comme des frusques. Des mots de voisins qui se croisent. Dans la journée, vous en avez cherché qui pourraient bricoler une phrase. Elle en appellerait une autre et, de fil en aiguille, tisserait un bout de conversation. Mais, à votre retour, il pionçait. Affalé. Un sommeil lourd de trop de fatigue, plombé de courbatures. Votre phrase et vous êtes rentrés. Ce sera pour une autre fois.
Vous ne le reverrez plus. Le caddie restera quelques jours, les sacs plastique crèveront sur des débris de vie. La voirie nettoiera l’encoignure.
Lui, il aura disparu.
Plus tard, dans le journal, vous tomberez sur la liste des morts de la rue que publie chaque année le collectif qui les recense. Des noms, alignés, pour ne pas qu’ils se perdent. Le sien, vous n’aviez pas pensé à lui demander. »
Patrick Pécherot, Petit éloge des coins de rue, Folio 2€ – un petit livre de flâneur absolument délicieux, une sorte de Doisneau littéraire, car la pure poésie des banlieues (lieux-dits mis au ban) commence bien avant le périph’.

Illustration: photographie de Dennis McGuire.

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Patrick Corneau