Le problème avec Pascal Quignard, c’est qu’il n’y a pas de rognures, pas de déchets, que chaque mot, chaque phrase est à sa place comme un flocon de neige… La douceur tranchante de sa prose est si saturée que l’on doit se défendre de tout citer.
Une pépite parmi d’autres dans Les désarçonnés (tome VII de la série Dernier Royaume).
« L’anthropomorphose n’est pas achevée.
On ne peut définir l’homme sans en faire une proie pour l’homme.
La question humaniste : « Qu’est-ce que l’homme ? » énonce un danger de mort.
Si on forme le vœu de ne pas exterminer les humains qui ne répondent pas à leur définition – religieuse, biologique, sociale, philosophique, scientifique, linguistique, sexuelle – l’homme doit être laissé comme incompréhensible.
Ovide : L’homme doit être laissé comme non fini, c’est-à-dire comme appartenant à une espèce en cours de métamorphose infinie dans une nature qui est elle-même une métamorphose infinie. » p. 126.
« (…) Les centaines de millions d’écrans qui couvrent la planète sont devenus le nouvel organe fascinateur, remplaçant sacrifices et rites, foules pèlerinantes, masses piétinantes. C’est la sédentarisation finale. C’est le pogrome devenu immobile. Si le spectacle n’apaise pas entièrement la jouissance horrifiée qu’il excite, au moins il cloue sur place le spectateur qui examine le sang qui s’écoule. Il fait de ceux qu’il sidère des proies à adresses, à pièces d’identité, à cartes bancaires, des victimes numérotées, des corps assis et pétrifiés susceptibles de tous les rackets et de tous les pillages. La tétanie de chacun s’offre à la prise de tous. La haine, une fois devenue à ce point immobile, se transforment en peur. La peur, cette unique compagne du désir, confinée dans la sédentarité et la propriété foncière, est retraitée en angoisse. Cette angoisse cherche protection auprès de la puissance qu’elle a elle-même déléguée dans l’épouvante pour contrer son effroi, à laquelle elle consent comme si elle n’était pas sienne sous forme d’obéissance, de liberté meurtrie, d’immobilité physique, de veulerie sociale. Ce que les démocraties appellent la politique, depuis le commencement de ce siècle, oubliant l’horreur du siècle qui précéda ce nouveau siècle, est en train de commettre le tort de criminaliser la contestation qui les fonde et qui devrait les agiter jusqu’au tumulte pour les laisser vivantes. » pp. 155-156
Pascal Quignard, Les désarçonnés, Grasset, 2012.
Un de nos derniers lettrés, ces « hommes qui rompent la voie, (…) comme les chats qui préfèrent les gouttières aux salons, errants, craintifs, subtils, repliés au moindre son, désarçonnés à la moindre douleur, bondissants au moindre mouvement d’un fil de la vierge qui bouge, d’un nuage qui passe, d’une abeille qui volette, d’une feuille qui tombe, négligeant les voies ferrées, les aéroports, les autoroutes à péages, passant par les ardoises lisses et pentues des toits, par les fossés boueux des champs, par les rives mouillées et brumeuses des rivières. »
S’il fallait résumer ce livre en quelques mots, on pourrait dire qu’il s’agit d’une célébration du « brisons-là », du pas de côté, de l’écart et du retrait, de la désolidarisation (« dés-agrégation ») d’avec la horde-meute, du groupe-masse. De la chute bénéfique, de la fugue salvatrice, de l’échappée belle.
Vital et inéluctable.
Illustration: photographie extraite de À mi-mots, Pascal Quignard, film de Jacques Malaterre coproduit avec Arte, DVD mk2 éditions.
« …de la désolidarisation (« dés-agrégation ») d’avec la horde-meute, du groupe-masse. … »
si c’était réellement le cas, il ne se donnerait pas la peine de publier^^
« C’est cela, être pris en tenaille. C’est la tenaille aporétique. Les deux mandibules de la mâchoire sont perpétuellement pré-symboliques. C’est le double bind, la double contrainte contradictoire, qui affole en proposant ses arguments exactement contradictoires, carrefour qui rend fou. Cette double poussée est exactement explosive parce qu’elle soumet à deux forces aussi violentes qu’elles sont inconciliables. » Les Désarçonnés, p.240.
si la contrainte est double et contradictoire, on aboutit à une situation d’équilibre. ce qui n’est pas le cas quand le point de vue penche d’un côté, d’où le fait d’envisager un tel carrefour comme celui de la folie.
« ..deux forces aussi violentes qu’elles sont inconciliables. » = n’a pas trouvé le moyen de les concilier = situation de guerre intérieure….néanmoins, excalibur a toujours un tranchant double^^.
tenez, j’ai écrit ceci dimanche, qui colle assez bien à la situation:
DIFFEREMMENT IDENTIQUE
Soi-même est un cimetière
Où ce qui est vivant
Ne connaît pas la mort
Tandis que ce qui est mort
S’invente des vies illusoires
Soi-même est aussi un cimeterre
Deux lames unies par l’acier
Face-à-face de la symbiose
Sur lequel ruissellent les larmes
Que la pluie fredonne en souriant
Très intéressant! Merci pour cet excellent post.