« Vous a-t-on jamais conté les aventures de l’homme qui n’en eut point? Telle est mon histoire, que voici. J’ai quarante ans je suis bien assis dans cette chaise à toutes fesses qu’on appelle la vie. Ma destinée n’a rien de singulier. Je ne suis pas un assassin. Ce n’est pas moi qui remuerai la merde du Docteur Freud. Ce bougre de Gide ne m’a pris ni par-derrière ni par-devant. Je n’ai pas violé ma tante. Je suis poète sans être fou. J’ai les voyages en horreur. Je crois que ma naissance fut mon seul événement, et je l’ai manqué. Je suis enfermé dans ma tête. Je ne loge qu’en moi je ne rencontre que moi dans mon antichambre. Il me semble, à observer les autres de ma fenêtre, car j’ai pourtant une fenêtre, que ces gens-là sont nourris de hasard, qu’ils sont inté­ressés dans d’étranges secousses, qu’ils sont de feu et que le feu les cherche. Je ne puis m’empêcher de les plaindre. Je me suis protégé; un bon génie m’a étouffé dans le duvet; il a écarté de mon chemin les épines et les fleurs, les pierres et les chiens, les bohémiens et les femmes difficiles. Il y a des nigauds qui mettent du velours sous leur semelle de peur d’effrayer le miracle; ils interrogent trop la fente de leur boîte à lettres. Il me suffit d’y trouver ma feuille d’impôt. Je n’envie ni la chute des ministres ni les tremblements de terre, ni les mères qui sont inépuisables en jumeaux. Mes pantoufles sont chaudes, mes passions secrètes; mon gagne-pain m’ennuie sans me nuire. Le culte du tragique est un chatouillement nécessaire aux âmes flasques. Leur angoisse ne m’attendrit pas. Je fuis tout ce qui est humide dans le cœur, dans l’art et dans les mots. J’ai du goût pour ce qui est sec et qui brûle pour soi. Pourquoi vise-t-on à plaire? Pourquoi se piquer de déplaire? La sincérité y mène tout droit; l’affectation n’y ajouterait guère. L’important, c’est d’avoir de l’esprit et de le tenir en haleine. Je suis présent; je ne me lâche pas. Je suis aussi net dans mes habits que dans mon style. Je ne consens ni à la bave ni à l’ivresse. Poussin disait: ‘Je n’ai rien négligé.' », Roger Judrin, Dépouille d’un serpent.

Un roman qui commence ainsi, ce n’est pas dans l’écurie des pouliches glamoureuses des Éditions Léo Scheer que vous le trouverez! Il appartient à un dinosaure magnifique: Roger Judrin (1909-2000), jadis adoubé par Jean Paulhan, distillant une prose aussi riche qu’abrupte dont les défenseurs sont aussi rares qu’ardents*. Saluons l’audace des Éditions de l’Arbre vengeur (Talence) d’avoir réédité avec une belle préface d’Alfred Eibel ce singulier récit d’une mue qui nous revient aujourd’hui, intact et venimeux dans sa 3ème édition.

*Très apprécié de Chardonne, d’Audiberti, de Déon, d’Étiemble, de Jean Grenier, de Morand… Dans le deuxième volume de ses Papiers collés, on peut découvrir un émouvant et bel hommage (ici) de Georges Perros à son ami Roger Judrin. Il existe par ailleurs un « Cercle des lecteurs de Roger Judrin« .

Illustrations: L’Arbre vengeur Éditions / portrait de Roger Judrin.

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Patrick Corneau