L’éditeur « Le Temps qu’il fait » vient de rééditer un petit livre de Christian Bobin (« petit » chez ce poète voulant plutôt dire « précieux » comme peut l’être une icône par exemple): L’Épuisement. J’y trouve cette réflexion en forme d’apologue sur la « gestion » de notre stock de « oui » et de « non »:

« Il me semble que nous ne disposons dans la vie que d’une quantité limitée de « oui » et qu’il nous faut, avant de les délivrer, les protéger par une quantité illimitée de « non ». Un ami, un écrivain dont j’aime les livres et l’humour effondré, Jacques Réda, vient de me conter cette histoire: devant déménager, il s’inquiète d’un nouveau logement auprès d’une agence immobilière. Un jeune cadre déniche l’affaire en or: une maison ample avec jardin, en banlieue parisienne. Visite aux lieux, retour à l’agence. Le cadre vendeur de pierres rem­plit une demi-heure durant les papiers nécessaires à l’achat, puis tend un stylo à l’heureux proprié­taire, il ne reste plus qu’à signer. Et celui-ci prend le stylo, se rapproche du bureau, se courbe sur le contrat et s’immobilise soudain, stupide, bègue, ne sachant plus que répéter: je ne peux pas, je ne peux pas. C’est qu’il avait entrevu sa mort pavillon­naire en banlieue et qu’il ne savait comment dire une telle chose, indicible. Tête du cadre, défaite du cadre, sortie piteuse du cadre hors du bureau: je vous laisse réfléchir, je comprends votre émotion. Évidemment il n’y avait pas à réfléchir. Évidem­ment il n’y avait rien à comprendre. L’enfance avait choisi ce qu’elle choisit toujours: la vie, quand bien même la mort jouirait des services du meilleur attaché commercial qui soit. Je crois que l’enfance est pour beaucoup dans ces refus dont nous ressentons la nécessité sans savoir les justifier. Je crois qu’il n’a qu’elle à écouter. »

Illustration: photographie Flickr/kari1121.

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Patrick Corneau