C’est durant ses années d’exil, à partir de 1934, que Stefan Zweig entreprend l’écriture d’un livre où il évoque, à l’aide de sa seule mémoire, les événements de sa vie, depuis la Vienne de son enfance à l’arrivée de la persécution nazie* et « le suicide de l’Europe ». Ce n’est pas vraiment le récit de sa vie, mais plutôt le portrait d’un monde qu’il aurait aimé retenir.
Faisant un portrait accablant de la sexualité avant Freud et exposant la morale de la dissimulation qui sévissait alors, il termine son réquisitoire par un étrange aveu, presque en forme de regret, avant de se reprendre et de conclure dans le sens de l’esprit du temps… L’esprit de « notre » temps, travaillé au corps par le « politiquement correct », a-t-il beaucoup plus avancé sur ces « choses de la vie »? En d’autres termes, la nostalgie pour ce qui existait hier – la jalousie, les chagrins d’amour… (conséquences de tabous et d’interdictions), trahit-elle un inquiétant « conservatisme » ou, pire, une nature irrémédiablement « réactionnaire »?

« (…) cette jeunesse qui ne sait plus rien de ces détours et de ces cachotteries auxquels il nous fallait recourir pour obtenir subrepticement, comme défendu, ce qu’à bon droit elle éprouve comme son dû. Elle jouit de son âge, heureuse, avec l’élan, la fraîcheur, la légèreté et l’insouciance qui sont de cet âge. Mais dans ce bonheur même, le plus beau bon­heur me paraît être qu’elle n’a pas à mentir devant les autres, qu’elle peut être sincère envers elle-même, sincère dans ses sentiments et ses désirs naturels. Il se peut que, du fait de cette insouciance avec laquelle les jeunes gens d’aujourd’hui avancent dans leur vie, il leur manque quelque chose de cette vénération des choses spirituelles qui animait notre jeunesse. Il se peut que par cette facilité toute naturelle à prendre et à donner, bien des choses en amour se soient perdues pour eux, qui nous semblaient particulièrement précieuses et pleines d’attraits, bien des freins mysté­rieux de la pudeur et de la honte, et bien des délica­tesses dans la tendresse. Peut-être même qu’ils ne soupçonnent pas du tout à quel point le frisson que donnent interdiction et refus augmente secrètement la volupté. Mais tout cela me paraît peu de chose auprès de cette seule évolution, de cette évolution libératrice: la jeunesse d’aujourd’hui est affranchie de la crainte et de l’oppression et jouit pleinement de ce qui nous a été refusé — du sentiment de la confiance en soi et de l’assurance intérieure. »
Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, fin du chapitre « Eros matutinus », LGF, 1996.

* Laquelle l’obligera à s’enfuir vers l’Angleterre puis au Brésil. Il postera le manuscrit, tapé par sa femme, à l’éditeur un jour avant leur suicide en février 1942.

Illustration: couverture de l’édition de poche, LGF.

    1. Oui, même si la nostalgie à la longue finit par être un peu « pesante »… Néanmoins ce regard rétrospectif permet de mieux comprendre l’état de l’Europe actuelle et le « moral » des populations…

  1. racbouni says:

    Fatiguant !!!

    Combien de textes littéraires ne sont que des variations autour du sempiternel thème du ‘c’était mieux avant », combien de reformulations plus ou moins ampoulées de cette éternelle antienne inlassablement rebattue, éculée jusqu’à la platitude ?

    On a même retrouvé des textes de l’époque de Socrate se désolant que les nouveaux jeunes ne comprenaient rien, ne voulaient rien apprendre des aînés, étaient veules, irrespectueux, inaptes, incapables que les traditions se perdaient tout comme la morale, etc. Mais j’ai l’impression que l’Homme est toujours là non ? Que les changements sont douloureux pour l’Homme, les métamorphoses laborieuses comme des accouchements !

    Avec désolation, force m’est de constater que les écrivains, avec leur obsession de la perte, leur nostalgie, ne font que confirmer ce que disent les plus bassement mercantiles études de marketing : les consommateurs ont beaucoup plus peur de perdre qu’envie de gagner ou de changer, aussi une bonne réclame doit-elle toujours insister sur la perte plutôt que sur le gain ou la nouveauté (Vous pourriez économiser beaucoup plus avec notre nouveau tarif d’abonnement gnagna gna… Ne passez pas à côté de ceci, de cela…)

    Exemple d’un texte symptomatique de cette obsession de la perte, de la décadence, du déclin :

    http://poesie-et-racbouni.over-blog.com/article-john-masefield-cargaisons-105357110.html

    Et j’ai aussi commis un petit poème sur ce thème éculé :

    http://poesie-et-racbouni.over-blog.com/article-le-flambeau-ne-se-passe-plus-103629247.html

  2. racbouni says:

    Et une variation de plus sur le sempiternel thème du « c’était mieux avant », une !!

    Quand bien même précieuse, érudite, subtile quand bien même ampoulée, c’est toujours la même antienne, la même terreur de la perte, du déclin, de la décadence, les mêmes jérémiades nostalgiques des témoins d’un monde qui se transforme perpétuellement (eh oui !) et qui accouche douloureusement de son évolution.

    On a retrouvé quelques textes d’époque socratique qui déjà se lamentaient de la nouvelle génération, trop veule, trop bête, trop irrespectueuse et irresponsable, pas assez déférente vis à vis des aînés, la perte de la tradition, de l’honneur, de la rigueur, de la discipline etc, etc, ad nauseam. Mais il me semble que l’Homme est toujours bien là, non ? Comment on donc fait ces jeunes freluquets incapables pour enfanter nos parents et nous transmettre leur savoir ?

    Toutes ces nostalgiades littéraires ne font, avec un maniement plus beau du langage, certes, que répéter ce que montrent déjà les plus bassement mercantiles bas de plafond connes études de marketing : le consommateur a avant tout peur de la perte, du changement, plus qu’il ne désire de la nouveauté, d’où la nécessité de marteler des slogans du type « ne passez pas à coté d’économies ».

    Exemple poétique de cette déploration du déclin :

    http://poesie-et-racbouni.over-blog.com/article-john-masefield-cargaisons-105357110.html

    J’ai moi même commis (perpétré) un petit poème sur ce thème archi-éculé :
    http://poesie-et-racbouni.over-blog.com/article-le-flambeau-ne-se-passe-plus-103629247.html

  3. Rodrigue says:

    Si la déploration, quand elle est systématique, est stérile, comprendre ce que nous avons été, permet, non seulement de se comprendre soi-même, ici maintenant, en tant que participant à un groupe humain plus vaste, mais aussi d’anticiper le futur. Rien n’est pire que ne pas savoir d’où l’on vient, qui l’on est, d’être traversé par ses pulsions sans même savoir d’où elles viennent, d’être manipulé à longueur de vie par les médias, ses supérieurs hiérarchiques, tant dans sa vie professionnelle que sa vie privée .

  4. Nuageneuf says:

    Bonjour monsieur Lorgnon,

    Zweig est évoqué en ce moment sur plusieurs blogs et c’est rassurant.

    Je souhaitais ajouter ceci. En même qu’il posta le manuscrit que vous évoquez, il y joint une biographie de … Marceline Desbordes-Valmore, datant je crois de 1928. Le livre ne fut jamais publié. Je viens d’en trouver un exemplaire il y a quelques semaines, il s’agit d’un tirage imprimé après la guerre, numéroté de 1 à 68.

    Merci pour votre blog de si haute tenue que je lis quotidiennement avec grand plaisir. Quel travail !

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Patrick Corneau