Il y a comme un sourire vialattien dans cette délicieuse célébration du saint « Graal » domestique où l’homme et la femme se retrouvent dans une ferveur partagée (mais inspirée par des motifs pas forcément identiques).

« (…) Que la femme exerce son plein monopole sur le frigo sans qu’on l’importune! Je pense que ce commande­ment devrait être gravé sur les tables de Lois de toutes les religions. Car le frigidaire est l’écrin qui héberge les dons que la femme fait à l’homme et aux enfants qu’elle a de lui.
Il appartient en revanche aux hommes d’être éblouis. Sitôt que le mâle tire la lourde porte d’un frigidaire, une sorte d’extase doit le gagner, l’envahir comme par une contamination des merveilles offertes à son regard (si le frigidaire est vide, Messieurs, changez de femme).
Soyez-y attentifs: c’est au moment de son ouverture, dans la petite secousse qui le libère de son joug, qu’un frigidaire s’acquitte le mieux de ses obligations, laissant fuir un peu de la douce lumière qui émane de son contenu. Ouvrez votre frigidaire: tout le mystère de la femme est là.
Béni plus tôt dans la journée par des mains hardies et inventives, soudain affranchi, il livre alors pleinement ses trésors. L’ouverture d’un frigidaire est toujours une déli­vrance, car il faut aussi le reconnaître: les femmes et les frigidaires sont dotés d’une même miraculeuse faculté d’accouchement.
S’il remplit lui-même le frigidaire (ce qui impliquerait qu’il soit allé en personne faire les courses, seul ou accompa­gné), le mâle compromet tout ce qui crée la féerie et l’aura de cet endroit, cet état de grâce dans lequel celui-ci se main­tient tant qu’il reste inviolé, frigide, refermé sur cette hau­taine blancheur qui est celle d’une princesse au sommet de sa tour, guettant l’arrivée d’un chevalier qui l’en délivrera.
À la rigueur, le mâle peut secourir sa compagne quand elle revient des courses et qu’elle sort de l’ascenseur char­gée comme un bœuf. Rien n’interdit qu’il s’empare des pesants cabas pour les traîner jusque devant le frigidaire. Mais sa tâche doit s’arrêter là. Ces quelques mètres, il les parcourra alourdi mais les yeux fermés. A aucun prix il ne faut que son regard capte la moindre parcelle de ce qui passera des volumineux cabas dans le ventre du frigo. Le mystère doit rester entier.
Jusque-là vide, le frigidaire, comme par insémination artificielle, se retrouve rapidement enceint sans que l’homme ait à intervenir. Chaque chose y trouve immédiate­ment sa place, laquelle se réjouit d’accueillir tous les pré­sents qu’une main fine, agile et diligente y place prestement.
Tout cela n’est-il pas merveilleux? Le plus étonnant dans toute cette affaire est que, devant un frigidaire rem­pli avec tant d’art, le mâle, courtois et bien éduqué – s’il courbe bien la tête pour mieux voir et se prosterne donc un peu quand arrive le moment de faire son choix -, ne se mette jamais à genoux. »
Jean-François Duval, « Graal », Et vous, faites-vous semblant d’exister?, PUF, 2010.

Illustration: photographie Flickr.

  1. V. says:

    Très joli ce frigo rose. Quant à cet extrait, il est frais ! Il me rappelle une phrase de ma mémé : « si tu veux garder ton homme, prends bien soin de son ventre ».

  2. racbouni says:

    Et c’est ainsi qu’Allah est grand !!

    Il faudrait songer à inventer des frigidaires de l’âme, pour garder au frais certaines pensées dont on préssent qu’elles pourraient constituer matière à de futurs et plantureux repas poético-philosophiques !

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Patrick Corneau