« Aux yeux de ses biographes, Spinoza passe invariablement pour un modèle de sage concentré entièrement sur l’architecture précise de son œuvre, parfaitement indifférent aux affaires matérielles, libéré de passions. Pourtant, il y a dans sa vie un épisode que les uns passent sous silence alors que pour d’autres il est un incompréhensible écart de jeunesse.
En 1656 mourut le père de Spinoza. Baruch avait dans sa famille une réputation d’original, de jeune homme dépourvu de sens pratique qui gaspillait le temps précieux à étudier des livres incompréhensibles. Grâce à de subtiles machinations (où sa demi-sœur Rebecca et son mari Casseres jouèrent le rôle principal), on le dépouilla de son héritage, espérant que le jeune homme distrait ne s’en apercevrait même pas. Mais il n’en fut pas ainsi.
Baruch porta l’affaire devant le tribunal, avec une énergie que personne n’avait soupçonnée ; il engagea des avocats, appela des témoins, il fut lucide et passionné, parfaitement au fait des détails les plus subtiles de la procédure et convaincant en tant que fils spolié de ses droits.
On vint relativement vite au bout du partage les biens immobiliers (en cette matière, les règles juridiques étaient claires). Alors, d’une manière inattendue, suivit le second acte du procès, considéré comme déplaisant et suscitant une gêne générale.
Comme possédé par le démon de la propriété, Baruch se mit à disputer presque chaque objet provenant de la maison paternelle. Tout commença par le lit sur lequel était morte sa mère, Déborah (il n’oublia pas non plus les tentures bleu sombre). Puis il réclama des choses sans valeur, l’expliquant par un attachement sentimental. Le tribunal s’ennuyait ferme et n’arrivait pas à comprendre d’où venait à ce jeune homme ascétique le désir irrépressible d’hériter du tisonnier, d’une cruche en étain à laquelle manquait l’anse, d’un ordinaire tabouret de cuisine, d’une figurine en faïence représentant un berger sans tête, d’une horloge cassée qui était rangée dans le vestibule et servait de refuge aux souris, ou du tableau accroché au-dessus de la cheminée, si parfaitement noirci qu’il avait l’air d’un autoportrait du goudron.
Et Baruch gagna son procès. Il pouvait à présent s’asseoir fièrement sur la pyramide de son butin, réservant un regard méprisant à ceux qui avaient voulu le priver de son héritage. Pourtant, ce n’est pas ce qu’il fit. Il ne choisit que le lit de sa mère (avec ses rideaux bleu sombre), abandonnant le reste à ses adversaires.
Personne ne pouvait comprendre pourquoi il avait agi ainsi. Tout cela apparaissait comme une extravagance, alors que la signification en était plus profonde. Comme si Baruch avait voulu dire que la vertu n’est aucunement l’asile des faibles et que la renonciation est un acte de courage de ceux qui sacrifient (non sans regrets ni hésitation) des choses universellement désirables aux causes incompréhensibles et grandes. »
Zbigniew Herbert, « Le lit de Spinoza », texte apocryphe en provenance de Nature morte avec bride et mors, éditions Calmann-Lévy, 2003 (traduction : Thérèse Douchy).
Ce billet est dédié à ceux qui ont un peu de mal avec l’intellectualisme forcené de L’Ethique et le spinozisme en général mais trouvent la vie même du philosophe exemplaire et pleine d’enseignements car comme l’a rappelé Wittgenstein: « La sagesse est grise. La vie au contraire, et la religion sont pleines de couleurs ». A Lire (outre Vies de Spinoza de Lucas Colerus chez Allia) l’admirable évocation de Baruch par Pascal Quignard dans « Dieu » (Petits Traités 1, Folio, Gallimard).
Merci à Goulven Le Brech de m’avoir fait connaître ce texte du poète polonais Zbigniew Herbert.
Illustration: Photographie Flickr
A mon tour de remercier Tanguy Dohollau, qui a illustré un conte philosophique de Zbigniew Herbert, pour m’avoir fait découvrir « Nature morte avec bride et mors ». Pour info, l’éditeur Le Bruit du temps a entrepris de publier les œuvres poétiques complètes d’Herbert en trois volumes (un volume par an), recueillant trois par trois, chronologiquement, les neufs recueils du poète dans une édition bilingue Le premier volume est publié sous le titre « Corde de lumière ». En parallèle cette maison d’édition vient de publier « Le Labyrinthe au bord de la mer », des essais d’Herbert sur l’Antiquité grecque et latine.
Et merci à l’inventeur du lit !