Appelons-la Marine. Marine est une familière de la déception. Ce film, ce livre, cette exposition l’ont déçue. Et ce séjour au Maroc d’où elle revient.

Cela remonte loin. Je me souviens que lors de notre première rencontre, elle m’avait déjà avoué une déception. Elle avait dîné la veille chez des amis: excellent repas, soirée plaisante, animée, un garçon séduisant parmi les invités. N’empêche: elle en était revenue déçue. « Qu’en attendais-tu donc? – Rien de particulier. »

Le menton appuyé sur la paume de sa main, Marine retire la paire de Wayfarer noire que je lui ai offerte. Elle appartient à cette race d’humains élue entre toutes: leurs traits sont durs et pourtant fragiles, on y lit une grande fidélité au malheur. Je sens dans son regard une demande, une attente. La déception aurait-elle partie liée avec l’attente? Avec une promesse non tenue? C’est seulement plus tard quand notre relation avait cessée, et sans doute cette fin avait-elle contribué à éclairer sa complexion, que je compris qu’elle mettait tout en œuvre pour être en-deçà de ce qu’elle pouvait espérer. Elle anticipait la déception.

Amours, amitiés sont décevantes en fin de compte. Même les succès s’avèrent décevants: ce n’était donc que cela! Et, pis encore: je me déçois. Je n’aurais donc été capable que de cela? Mon idéal en prend un sacré coup! Aucun de nos désirs n’est comblé. Malgré cela, l’enfant en nous reste insatiable. Celui qui se plaint d’avoir été déçu, toujours se sent trahi. Et la première trahison – pas besoin d’aller chercher bien loin – c’est celle de la mère qui en aimait un autre ou portait son regard ailleurs…

Marine ne se remet pas de cette trahison-là. Elle ne veut plus être consolée ni rassurée. Elle est l’enfant insatiable qui ne renonce pas à être l’unique élue. Elle est vouée à la déception. Elle l’a dans la peau. Convaincue d’avoir déjà perdu ce qu’elle n’a jamais possédé. Le désenchanté, lui, a connu l’enchantement, il a été comme bercé par le chant du monde, il vivra comme l’ange peint par Paul Klee et commenté par Walter Benjamin: dans la douce mélancolie d’un paradis définitivement perdu… Tout se passe comme si le ver était dans le fruit, depuis le début, comme si le monde vous avait trahi avant même de le connaître. Comment cela vient-il? C’est le secret de Marine, ignoré d’elle-même. Le monde manque. Comme on dit de quelqu’un qu’il manque à ses devoirs. On manque. On manque toujours. Tout le monde manque. C’est même la caractéristique de l’être humain: manquer. Personne ne fait l’affaire. On ne comble pas. Faillite générale.

C’est seulement dans ses rêves, parfois, que Marine parvient à rejoindre l’impossible. Elle connait alors un bonheur sans mélange. Que la réa­lité, jour après jour, soit si déloyale, elle peine à l’admettre. Et se refuse à renoncer.

Ai-je déçu Marine? Oui, car je ne suis pas un prince, pas même charmant. Personne n’est parfait et, décidément, le monde est mal fait. Marine a remis ses lunettes noires. Elle ne les enlève que dans les cabinets de psychanalystes.

[Sachant que « Les portraits exacts faussent la ressemblance » comme disait Alexandre Vialatte, la personne portraiturée ici est un archétype fictif mais le lecteur peut imaginer qu’il est réel et je ne le démentirai pas.]

Illustration: picturetoburn.tumblr.com

  1. V. says:

    Dans une galerie de portraits, quel titre pourrait-on donner à celui-ci? « L’amère », « la capricieuse »? L’insatisfaction permanente peut sembler une pose, un regard complaisant sur soi et, lorsqu’elle s’étend sur l’autre (mais voulait-il la sauver?), c’est le signe d’une dépendance finalement bien confortable. Dans toutes les histoires d’enfant, il y a une trahison, une déception majeure. Pour autant, il reste la possibilité du choix. Comme on fait son lit on se couche, comme disait ma mémé.

  2. Rodrigue says:

    Il est tant de Madame Bovary au petit pied (incapable de finir comme elle!) de par le vaste monde… Il vaut mieux rencontrer d’autres personnes, de celles qui ont autre chose à faire que de gérer leur nombril !

  3. V. says:

    Trouvé ce matin : « Imaginons que j’aie pleuré, par la faute de quelque incident dont l’autre ne s’est même pas rendu compte (pleurer fait partie de l’activité normale du corps amoureux), et que, pour que ça ne se voie pas, je mette des lunettes noires sur mes yeux embués (bel exemple de dénégation: s’assombrir la vue pour ne pas être vu). L’intention de ce geste est calculée: je veux garder le bénéfice moral du stoïcisme et de la dignité (je me prends pour Clotilde de Vaux), et en même temps, contradictoirement, provoquer la question tendre (« Mais qu’as-tu? »); je veux être à la fois pitoyable et admirable, je veux être dans le même moment enfant et adulte. Ce faisant, je joue, je risque : car il est toujours possible que l’autre ne s’interroge nullement sur ces lunettes inusitées et que, dans le fait, il ne voie aucun signe ».
    Roland Barthes – Fragments d’un discours amoureux.

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Patrick Corneau