Parce qu’on le dit obscur, difficile à lire Antonio, Lobo Antunes* a répondu ceci à une journaliste:
« On me dit cela parfois, mais je ne le crois pas. Le problème est que, en tant que lecteur, nous avons tous tendance à vouloir ouvrir le livre que nous sommes en train de lire avec notre propre clé. Mais ce n’est pas cela qu’il convient de faire. Lorsque j’ai commencé à lire Conrad, je n’y comprenais rien, j’avais l’impression d’avancer dans le brouillard. C’était de ma faute; je m’efforçais de le lire avec mes expériences antérieures de lecture, mes expériences de vie, au lieu d’accepter de suivre ses règles à lui. C’est lorsque vous acceptez de vous dépouiller de tout ce bagage que le livre que vous lisez peut devenir votre livre. Un bon livre, à mes yeux, c’est un livre où, en tant que lecteur, je me vois, où je découvre des parties, des régions, des provinces de moi que je ne connaissais pas. La lecture est alors une joie sans mélange. »
Le hasard des lectures me fait rencontrer sur ce thème, une réflexion que se fait le personnage principal du dernier roman** de E. Vila-Matas:
« Il pense que, si l’on exige d’un éditeur de littérature ou d’un écrivain qu’ils aient du talent, on doit aussi en exiger du lecteur. Parce qu’il ne faut pas se leurrer: ce voyage qu’est la lecture passe très souvent par des terrains difficiles qui exigent une aptitude à s’émouvoir intelligemment, le désir de comprendre autrui et d’approcher un langage différent de celui de nos tyrannies quotidiennes. Comme dit Vilém Vok, il n’est guère facile de sentir le monde comme le sentait Kafka, un monde où le mouvement est nié et où il est même impossible d’aller d’une localité à une autre. Lire et écrire exigent les mêmes qualités. Les écrivains passent à côté des lecteurs, mais le contraire est aussi vrai, les lecteurs passent à côté des écrivains quand ils ne cherchent en eux que la confirmation que le monde est comme ils le voient… »
*Je ne t’ai pas vu hier dans Babylone, Antonio Lobo Antunes. Traduit du portugais par Michelle Giudicelli, éd. Christian Bourgois, 2009.
**Dublinesca, Enrique Vila-Matas. Traduit de l’espagnol par André Gabastou, éd. Christian Bourgois, 2010.
Illustration: origine non connue