Toujours dans Rituels, Cees Noteboom fait parler son scepticisme à l’égard d’un certain bouddhisme acculturé à l’Europe à travers les propos tenus par Riezenkamp, un marchand d’art asiatique installé à Amsterdam:
« Dehors, les voitures se mirent à klaxonner. Un peu plus loin, un camion était bloqué et l’humanité qui, si peu auparavant, s’était envolée d’un bond élégant jusqu’à la surface de la lune, exhalait son déplaisir avec les cris de rage d’un orang-outang sevré de bananes.
‘En 1480, dit Riezenkamp, une sorcière – mais on l’a oublié a maudit ces lieux et prédit qu’Amsterdam s’abîmerait dans le chaos et le vacarme de l’enfer.’
Il posa la main sur le masque impénétrable d’un bouddha et dit: ‘Ce qui fausse tout, c’est que de tels visages, et les paroles qu’ils ont prononcées, ne pouvaient éclore que dans un monde sans bruit.’ Il marqua une brève pause pour faire entendre à loisir les beuglements de plus en plus furieux de dizaines de klaxons, et reprit : ‘Pouvez-vous vous figurer l’invraisemblable silence qui régnait sur terre lorsque ces messieurs – et d’un vague geste circulaire il désignait les méditatifs asiatiques rangés derrière lui en ordre de bataille concoctaient et proclamaient leurs pensées? Si l’un de nous, aujourd’hui, cherche à travers elles à retrouver la voie de l’expérience qu’ils décrivaient, il se heurte à des obstacles qui eussent suffi à acculer au précipice tout un peuple d’ascètes orientaux. Le monde d’où ils estimaient si urgent de se retirer nous paraîtrait idyllique. Nous vivons au milieu d’une vision d’enfer, et le pire, c’est que nous nous y sommes habitués’. Il considéra ses statues et ajouta: ‘Nous sommes devenus d’autres hommes. Notre apparence est la même, mais nous n’avons plus rien de commun avec eux. Nous sommes programmés différemment. Si l’on veut, aujourd’hui, redevenir comme eux, on a d’abord à se munir d’une bonne dose de folie pour supporter en même temps la vie de notre monde. Nous ne sommes plus faits pour le leur.' »
Illustration: Folio, Gallimard.