Selon le philosophe Peter Sloterdijk pour sortir du marasme de la crise spirituelle instaurée par la mort de Dieu, l’homme doit se grandir. Seulement aucune métaphysique ne peut nous aider, alors nous devons nous sauver nous-mêmes en devenant, par des exercices d’ascèse, par l’entraînement assidu des muscles du cerveau et du corps, par des disciplines artistiques que nous nous imposons, davantage maîtres de notre destin. La visée est un développement spirituel et personnel, afin d’inaugurer un nouveau cycle de comportements « responsables ». Ce projet, louable en soi, rencontre bien des obstacles et même certaines limites pratiques inhérentes à notre appartenance culturelle qu’évoque avec lucidité Cees Noteboom à propos du yoga (dans son roman Rituels) :
« Bien pratiqué, le yoga ne doit pas être sous-estimé. Dieu merci, notre homme ne vendait pas de salades métaphysiques. Il se tenait devant nous, sorte de saint des derniers jours, toujours en noir, et s’adressait à nous d’une voix très lente. Il nous faisait tendre et détendre tour à tour diverses parties du corps et nous apprenait à les oublier, à ne plus les sentir. Et, de fait, elles cessaient d’exister. Au début, je trouvais cela merveilleux. J’en retirais une profonde sensation de bien-être. Mais Taads réagissait tout autrement. Après l’une de nos séances, il eut une crise de larmes inextinguible, extrêmement violente, on aurait dit qu’il voulait se vomir lui-même. Une autre fois, c’étaient ses mains qu’il ne pouvait plus décrisper. Je ne devrais peut-être pas vous raconter ces détails, mais cela m’a fait très peur. Si le yoga produit cet effet-là chez lui, pensais-je, que va-t-il m’arriver à moi ? Vous savez, au bout d’un moment, on commence à entrevoir qu’on ne peut séparer ces exercices du reste de sa vie – si l’on continuait, on devrait changer son mode de vie, devenir un autre, à supposer que ce fût possible. Comprenez-moi bien : on n’a pas besoin d’une philosophie particulière ou d’une croyance définie, et cependant le yoga transforme progressivement votre être, du moins c’est ainsi que je l’ai ressenti : on change, on remet en question son rapport au monde, enfin l’on est bien loin de la gymnastique. Seulement, votre attitude devant le monde et votre personnalité, en définitive, c’est la même chose. Surtout pour moi, qui agis dans le monde en tant que commerçant, engeance honnie entre toutes. À la longue, je me demandais si mes leçons n’allaient pas me faire plus de mal que de bien. Après tout, j’avais eu largement le temps de m’accoutumer à moi-même. Tenez, pour vous donner un exemple un peu bête, je commençais à trouver vulgaire mon « demi » quotidien chez Hoppe. En un mot, le yoga exigeait de moi plus que je n’avais à donner, ou que je n’étais disposé à sacrifier, et j’ai fini par arrêter. Il se frotta un instant les yeux et poursuivit : Je passe déjà mes journées dans la fréquentation du sublime, même si j’entretiens avec lui des liens assez pervers. Enfin, pour parler net, je me suis dégonflé. Je l’ai expliqué au professeur et il m’a compris. Il m’a avoué que lui-même s’était interrompu par deux fois, parce qu’il avait peur de se perdre. Ce sont ses propres termes. Il voulait probablement dire autre chose que moi, on va très loin quand on en fait son métier le frisson revint -, mais en tout cas il m’a assuré qu’il comprenait. »
Illustrations: Maren Sell Editeur / Folio Gallimard
Descendre en soi, c’est aller vers l’étranger. L’autre qui demeure au fond de soi. Tout y conduit. Et cependant il ne faut pas tout détruire à son profit. Mais rester soi-même en apprivoisant doucement cet aspect inconnu.
Et surtout, toujours se souvenir que rien n’est obligatoire. Et l’idéal est une fiction qui peut devenir l’ennemi du bien. Nos choix ne peuvent parfois déboucher que sur le moins mauvais à défaut du meilleur, souvent inaccessible
D’une manière similaire, on prétend toujours que la méditation conduirait à la lumière, mais je crois aussi certain qu’elle peut guider vers le cauchemar…
Que certains, se plongeant en eux, risquent de se pencher en définitive sur un grand trou…
D’ailleurs, je ne crois pas en l’ascèse ni en la discipline, je crois au dépassement, au débordement, au plaisir de la maîtrise. Et je suis pratiquant dans ces trois domaines.
PS : Je vous lis souvent. J’aime bien votre souci de continuité. Merci.
Merci pour votre commentaire et l’intérêt que vous portez au Lorgnon. 🙂