« J’enseigne la philosophie depuis trente ans. Cela me pèse. Je ne peux le cacher. Aussi, quand on me demande la raison pour laquelle j’ai choisi ce métier, je ne sais que répondre. Tout dépend de mon interlocuteur. Entre eux, en tout cas, les professeurs ne se posent pas pareille question. Ils se disent qu’un collègue n’est qu’un collègue et que tous partagent le même genre d’existence. Qu’importent les motivations initiales des uns ou des autres. Une fois dans la place, ils ont les mêmes soucis d’emploi du temps, de classes surchargées, d’avancement de carrière, de mutation, etc., et, quand d’autres problèmes surgissent, ils les intègrent, voire les dissolvent dans le registre de leurs préoccupations habituelles. Sur le plan économique, il n’y a pas, pour ainsi dire, d’événement plus ou moins malheureux auquel leur statut ne permet de faire face. Tout, pour eux, depuis l’appareil d’orthodontie d’un enfant jusqu’au long congé maladie en passant par les risques d’endettement, est institutionnellement assuré. D’où cette impression perçue de l’extérieur et ressentie de l’intérieur que la vie, pour un professeur, se confond avec un statut médiocre, certes, mais préservé, et qui, d’ailleurs, n’inspire à l’intéressé ni honte ni fierté – ce qui explique pourquoi il ne voit nul inconvénient à ce que la société le dévalue en l’appelant un « enseignant ».
Une psychologie prétend qu’un « enseignant » est un adulte immature peureux des périls sociaux, et qui, pour rester dans l’abri de l’école, passe de l’autre côté du bureau. En ce qui me concerne l’hypothèse s’avère pertinente: c’est parce qu’il garantit une situation stable, confortable et sans éclat, que, très tôt, l’enseignement s’imposa à moi comme emploi. »
Frédéric Schiffter, Philosophie sentimentale, Flammarion, 2010, p. 35 (chap. « Fernando Pessoa* »).
Invité de l’émission « A vous de juger » sur France 2, jeudi 9 septembre, le Premier ministre a déclaré que « ceux qui ont l’espérance de vie la plus longue doivent travailler plus longtemps« . « Qui a l’espérance de vie la plus longue? Les enseignants », a-t-il ajouté.
* Frédéric Schiffter a placé en exergue de son chapitre sur F. Pessoa cette bien belle citation du poète lusitanien: « Vivre une vie cultivée et sans passion, suffisamment lente pour être toujours au bord de l’ennui, suffisamment méditée pour n’y tomber jamais. »
Illustration: Frédéric Schiffter, « penseur de charme », en compagnie de ses élèves (photographie publiée sur son blog: « Frédéric Schiffter, philosophe sans qualités »).
Exemplaire démonstration de l’absence des véritables philosophes de l’enseignement, ainsi que le démontrait déjà, en 1851, Schopenhauer dans « Contre la philosophie universitaire »
Je viens de lire avec précipitation et gourmandise « Philosophie sentimentale » de F. SCHIFFTER, et sur facebook (!), nous nous trouvions 3 personnes à se délecter de tant de morosité flamboyante, un peu seulettes… et voilà que je le retrouve chez vous, cher Lorgnon, avec bonheur ! Vous m’intriguez de plus en plus.
Bien fidélement vôtre,
Tante Léonie