floch3.1289928252.JPGIl y a un genre d’écrivains de deuxième catégorie que l’on rencontre le plus souvent dans une biblio­thèque, en train de signer leur roman. Leur index est couleur thé, leur sourire montre des dents mal­saines. Toutefois, ils s’y connaissent en littérature. Elle est la moelle de leurs tristes os. Ils savent ce qui a été écrit, où les auteurs sont morts. Leurs opinions sont froides, mais justes. Au moins, elles sont pures.
Ils sont inconnus, bien que pourvus de quelques admirateurs. Comme le mariage, ils manquent cruellement d’intérêt, mais qu’existe-t-il d’autre ? Leur vie, c’est leur journal intime. On y trouve parfois une citation de leur astrologue: C’est avec les Femmes que vous avez le plus d’affinités. De temps en temps, peut-être, mais c’est tout. Ils ont les cheveux clairsemés, leurs vêtements sont un peu démodés. Cependant, ils ont conscience qu’il existe une grande gloire, une gloire finale qui auréole certains personnages à peine remarqués de leur temps, les tire de l’obscurité et transforme leur vie. Leurs héros s’appellent Musil et, bien entendu, Gerard Manley Hopkins. Bounine.

Il y a des écrivains comme P., vêtus d’un costume coûteux et de belles chaussures anglaises, qui des­cendent la rue dans un soleil éblouissant, la foule semble s’écarter pour eux, leur laisser un passage pareil à l’œil d’un cyclone.
– Il paraît que vous avez touché une petite for­tune pour votre dernier livre.
– Quoi? N’en croyez rien, disent-ils. Mais tout le monde est au courant.
Un examen plus minutieux révèle même que les chaussures sont sur mesure. Leur propriétaire a une épaisse crinière. Un visage déterminé, un grand front, un long nez. Un visage qui souffre, solide comme une porte. Il reconnaît celui qui l’interroge un type qui a publié plusieurs nouvelles. Il n’a qu’un instant pour bavarder.
– L’argent ne sert à rien, déclare-t-il. Regardez-moi. Je n’arrive même pas à me faire couper les cheveux convenablement.
Il est sérieux. Pas le moindre sourire. Un jour qu’il revenait de Londres, comme on lui demandait de recommander un roman écrit par une de ses jeunes connaissances, il répondit: « Qu’il fasse ce que j’ai fait, qu’il se débrouille tout seul. Ils veulent toujours tirer quelque chose de vous. »

Et puis, il y a ces vieux écrivains qui doivent leur renommée au New Yorker. Ils évoluent dans des cercles huppés, comme W., qui devint célèbre à vingt ans. Certains critiques jugent maintenant son œuvre superficielle et peu originale – il avait été l’ami du plus grand écrivain de notre temps, un auteur qui suscita d’innombrables imitateurs, peut­ être vaudrait-il mieux dire l’un des grands écri­vains de l’époque, les avis sont partagés sur ce point et je ne veux pas déclencher de polémiques. De toute façon, ils ont fini par se fâcher. W. répu­gnait à donner la raison de leur brouille.
Publiée un peu partout, sa première nouvelle – que tout le monde connaît – lui rapporta au moins cinquante femmes au fil des ans, disait-il. Son épouse était au courant. Il irait par rompre avec elle aussi. C’était un homme qui vieillissait mal. De petites veines apparurent sur ses joues. Ses yeux rougirent. II se mit à injurier les gens, même les serveurs de restaurant. Dans sa jeunesse, pourtant, il avait été très généreux, très courageux, à ce qu’on disait. Il détestait l’injustice. Il avait donné de l’argent aux républicains espagnols. »

hmorganlettrine2.1289928380.jpgCet extrait ouvre le début de « Via negativa », une des nouvelles d’American Express de James Salter (Dusk ant Other Stories, 1988 – traduction de Lisa Rosenbaum). Voici un tableau qui offre un contrepoint cocasse en cette rentrée littéraire et se passe de commentaire sinon « Toute ressemblance entre certains personnages portraiturés et des personnes réelles relève du domaine d’une coïncidence aussi rare qu’heureuse« .

Illustration: dessin de Floc’h

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Patrick Corneau