« Sa condition d’intello ne lui déplaisait pas, en ce qu’il la trouvait moins stupide qu’une autre. Et cependant, elle distillait en lui une certaine mélancolie. « Alors se développa en eux une faculté pitoyable, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer. » Il était de ceux qui avaient haussé les épaules devant le turn, comme devant bien d’autres crétineries inlassablement et massivement produites par ce monde. Mais l’irréalité de ce monde et – comment dire? – son éloignement lui étaient pénibles. Éloignement, oui. C’était le mot qui convenait le mieux. Tout se représentait toujours comme éloigné, comme insaisissable, ou inconsistant, ou tellement artificiel que la réalité s’y perdait. Marchait-il dans les rues de Paris, prenait-il le métro, la vision éphémère de milliers de visages, la proximité furtive de tant de corps, qui auraient dû donner à sentir la présence humaine, ne suggéraient au contraire que l’inexistence. Tous filaient à la vitesse de la lumière vers des mes dont on ignorait tout. Et les journaux qui parlaient d’eux les éloignaient. Et les images les éloignaient. Ce monde, au fond, vous promettait de vous faire vivre dans un aéroport. »
Réflexions de Greg, l’un des protagonistes du dernier volet* de la magnifique saga de François Taillandier où il poursuit (et achève?) son décryptage du temps présent (pour faire vite: décivilisation galopante dans l’éventualité d’une destruction radicale de tout). Cette mélancolie, on peut penser qu’elle est celle de l’auteur. Et de tous ceux qui ne se résolvent pas à vivre dans un aéroport…
[la citation dans le texte est de Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, chap. 8]
*Time to turn, cinquième et dernier volume de La Grande Intrigue, Stock (août 2010), 288 pages, 19 €.
Illustration: photographie de Dennis McGuire.