hmorganlettrine2.1249489496.jpgmmulysses.1249490132.jpgL’année dernière dans le cadre de son numéro spécial sur la critique littéraire la Quinzaine Littéraire avait convié de nombreux universitaires (hélas) et quelques écrivains (tout de même) à s’exprimer. Les derniers savent ce dont ils parlent car eux, écrivent, c’est-à-dire qu’ils « mettent leur peau sur la table » comme dit Céline. Je donne le début du très beau texte de l’écrivain Philippe Bonnefis, « Un joyeux désespoir », avec lequel je suis entré naturellement en résonance: oui, lire dispose à la tristesse – un bon lecteur (un « interprète ») est un lecteur mélancolique.

La mélancolie est une humeur. On en fit ensuite un penchant, une disposition vague de la psyché, un affect. Mais l’usage, depuis Freud, est de la définir plutôt comme une stratégie. La stratégie de la mélancolie actualise l’une des phases aiguës du travail de deuil…

Je pose que toute lecture endeuille. J’affirme, par voie de conséquence, que ce qui couramment est appelé lecture participe d’une économie de la perte.

Je lis un texte, poème ou prose. Le texte que je lis, de premier abord, m’est étranger. Et, tant qu’il le demeure, en effet, tout va bien. Mais ne voilà-t-il pas, autre son de cloche, ne voilà-t-il pas que cette étrangeté, bientôt, retentit au plus intime de mon être.

Plus précisément, voilà que le texte que je lis me met hors de moi. Non plus du tout objet autre, ou d’un autre, mais objet mien, et à moi dérobé.

Étrange sentiment, en vérité, pour qui l’éprouve: voilà que c’est le texte, cette fois, qui me lit! « Les livres nous lisent », écrit Hélène Cixous. Phrase elle-même que nous ne pouvons lire dans son tout dernier livre sans qu’un frisson coure au long de notre échine.

Ils nous lisent, lisons-nous. Nous lisent « assis sur leur trépied dans leur silence oraculaire ».

Si, du livre à son lecteur, il se passe quelque chose, il faut donc que cela se passe à un niveau d’inconscience auquel ni Jacques Rivière ni Charles Du Bos, de leur côté, n’au­raient sans doute souhaité descendre.

Sans compter que les mécanismes identificatoires mis en branle, si identification il devait y avoir malgré tout, serviraient moins alors à faciliter la rencontre de deux consciences plénières, qu’ils n’agiraient de manière à rendre un peu moins vaines les espérances de réappropriation auto-affective du seul sujet lisant. C’est que non seulement le texte me dessaisit; c’est que, de tout ce qu’il me prend, il fait la substance de ces mots que je suis présentement en train de déchiffrer.

De sorte que lire, hélas, m’est dommageable. De sorte que lire me blesse dans l’estime que j’ai de moi-même. Le sens que j’ai de ma propre valeur.

Ira-t-on encore s’étonner, après cela, si toute lecture construite revêt aussi souvent l’apparence d’une tentative de restauration narcissique? Que toute lecture construite soit l’enjeu, en définitive, d’un conflit où l’amour le dispute à la haine, nous ne pouvons, impuissants, qu’y consentir.

Pour autant que le texte représente ce qui me manque, je l’aime. Pour autant qu’il me cause préjudice, je le hais. De là que ma lecture vise à le constituer en bon objet tout en le rebutant, dans le même geste, comme un mauvais objet. (…)

Illustration: Marilyn Monroe lisant Ulysses de James Joyce, Eve Arnold/Magnum Photos

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Patrick Corneau