9782070371433fs.1279275592.jpg« Ce que je crains le plus, c’est qu’un possesseur de voiture rapide me lise. C’est heureusement, je crois, un danger que je ne cours pas, sinon je serais complètement déconsidéré à ses yeux. S’il n’a pas déjà jeté le livre c’est ici qu’il le jettera. II y a dix kilomètres en tout et pour tout de Loïano à Filigare. Si je me mets à décrire l’Italie de dix kilomètres en dix kilomètres, où allons-nous ?
Nulle part. Pour nous, l’auto n’est qu’une façon pratique d’aller à pied. Nous achetons tous les monuments qui nous plaisent, comme je l’ai dit, et nous faisons taire le moteur vingt fois par jour pour goûter et comparer les qualités de divers silences. Pour un porche entrevu et dépassé, nous faisons cent mètres de marche arrière. Neuf fois sur dix le porche nous conduit à un escalier à une terrasse ou à une chambre et on nous raconte une histoire. Il ne faut jamais signaler à Antoine un chemin de chèvres qui doit mener quelque part : il le prend et, une fois pris, il n’en démord plus. (…) Par ce procédé, nous sommes allés cahin-caha tout à l’heure jusqu’à un pin de toute beauté. Il est seul et gigantesque sur un petit entablement de schiste qui domine les vallées et d’où l’on voit l’étendue morne de l’Emilie. Le soleil et les ombres marchaient en bas dans la plaine, faisant luire les villages, les fermes, les fleuves, les canaux et la ville rousse de Bologne.
C’est un spectacle qu’on n’avait pas de la grand-route. A force d’être cent fois, mille fois payés de nos folies, nous sommes constamment à l’affut d’en faire. C’est à qui signalera cet arbre, cette maison solitaire, ce bosquet, et nous voilà dans un petit crochet. Sinon, nous allons au pas de promenade comme un chasseur qui va aux cailles. »

Jean Giono, Voyage en Italie, Folio 1143, Gallimard.

hmorganlettrine2.1279275688.jpgEn 1952, Giono qui n’est pas voyageur et pendant plus de cinquante ans a « à peine bougé », embarque avec sa femme dans la 4 CV Renault décapotable de ses amis Antoine et Germaine pour un périple en Italie (de Manosque à Florence, en passant par Venise, Padoue, Bologne…). Un bonheur de lecture avec un guide qui sait saisir avec gourmandise la pointe fine de la singularité des êtres et des choses de ce monde. Une merveille.

[Dans ce même texte, à quelques lignes du passage cité précédemment, je trouve cette étrange propos sur la mélancolie: « Au-delà de Loïano la route suit très exactement la crête d’une chaîne de montagnes. On a une vue superbe des deux côtés. On monte vers Madonna dei Boschi. On voit de mieux en mieux à notre gauche le Monte-Nerone blanc de neige sur lequel les nuages jouent un drame pathétique que per­sonne ne prend au sérïeux mais qui peut procurer, si on consent à se forcer, cet exquis sentiment de curiosité et de mélancolie qu’on éprouve les jours où le temps se gâte d’heure en heure. (C’est une sorte de complexe d’Abraham.) »

Illustration: Folio, Gallimard.

  1. Natacha S. says:

    Beau texte de Giono. Mais ne ferait-il pas erreur en parlant de «complexe d’Abraham»? Ne s’agirait-il pas plutôt de Moïse, qui mourut sans avoir pu atteindre la Terre Promise, ne la voyant que de loin?

    Oui, vous avez certainement raison. 🙂

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Patrick Corneau