hmorganlettrine2.1270043670.jpgJ’aime l’admirable, spirituelle (aux deux sens du mot) et lucide préface de Chesterton dans son « autobiographie débraillée » (Orthodoxie) dont voici quelques extraits:

« J’ai souvent eu envie d’écrire un roman sur un yachtman anglais qui, à la suite d’une légère erreur de navigation, découvrirait l’Angleterre en croyant qu’il s’agit d’une île inconnue des mers de Sud. Dans l’ensemble, on s’imaginera sans doute que ce plai­sancier (armé jusqu’aux dents et communiquant par signes), débarquant pour planter le drapeau britannique sur un temple barbare qui n’est en définitive que le Pavillon de Brighton, se sentit assez bête. Son erreur fut en réalité des plus enviables, et il le savait, s’il est l’homme que je crois. Quoi de plus délicieux que d’éprouver à la fois, pendant quelques minutes, toutes les terreurs envoûtantes d’une expédition exotique et toute l’humaine sécurité d3449634056_d78f50176e.1270044657.jpgu retour chez soi? Quoi de plus agréable que le plaisir de découvrir l’Afrique du Sud sans la répugnante nécessité d’y débarquer?
Tel est du moins le problème fondamental qui, selon moi, se pose au
x philosophes. Comment parvenir à nous émerveiller devant ce monde et à nous y sentir chez nous en même temps? Comment cette étrange cité cos­mique, grouillante d’individus, éclairée par des lampa­daires monstrueux et antiques, comment ce monde peut-il nous offrir simultanément tout le charme d’une ville inconnue et le bien-être et la dignité d’être notre ville?
Mais j’ai une raison particulière d’évoquer le yachtman qui découvrit l’Angleterre. Car je suis cet homme à bord d’un yacht. J’ai découvert l’Angleterre.
Comme tous les autres petits garçons solennels, j’ai essayé d’être en avance sur mon époque. Comme eux, j’ai tâché d’avoir quelque dix minutes d’avance sur la vérité. Et je me suis rendu compte que j’étais en retard de dix-huit cents ans. En proclamant mes vérités, j’ai forcé ma voix avec une douloureuse exagération juvénile. Et j’ai été puni de la manière la plus appropriée et la plus drôle: tout en conservant mes vérités, j’ai découvert non pas qu’elles n’étaient pas des vérités, mais simplement qu’elles n’étaient pas les miennes. Alors que je me croyais seul, je me trouvais en réalité dans une position ridicule puisque j’étais soutenu par toute la chrétienté. Il se peut, le Ciel me pardonne, que j’aie tenté d’être original, mais je ne suis parvenu qu’à concevoir, en solitaire, une modeste cop
ie des traditions existantes de la religion civilisée. Le yachtman croyait être le premier à découvrir l’Angleterre; j’ai cru être le premier à découvrir l’Europe. Je me suis évertué à créer ma propre hérésie, jusqu’à ce que je me rende compte, en y appli­quant les dernières touches, que c’était l’orthodoxie. »

Combien sont ceux qui, aujourd’hui, croient « penser contre » (généralement une pensée dite « unique »), s’efforcent à une réflexion critique, radicale, subversive, « déconstructrice », etc. bref s’évertuent à machiner dans leur coin une petite hérésie alors qu’ils ne sont que les fidèles continuateurs de l’orthodoxie, autrement dit d’une tradition authentiquement et européennement judéo-chrétienne? Sachant qu’un coming out leur est impossible, soit parce qu’il constitue une atteinte insupportable à leur narcissisme intellectuel, soit – plus grave – en raison d’une méconnaissance rédhibitoire de la profondeur historique de ce qui leur a été transmis (les « traditions existantes de la religion civilisée » ou, comme dit l’intempestif Peter Sloterdijk, « Le meilleur système de sécurité jamais inventé par les hommes pour boucher les trous de l’ouverture du ciel, pour combler le néant… » dans l’interview qu’il consacre au Magazine Littéraire de ce mois).

Illustration: photographie de Aurélia Frey

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Patrick Corneau