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(…) Je les regarde tous deux en train de boire paisiblement leur verre, à la terrasse, devant la mer, avant de passer à table. L’époux-l’épouse – ils n’ont visiblement rien à se dire, et même n’attendent rien. À quel point leur est-ce encore supportable? Leurs faces atones paraissent au bord de l’asphyxie: tels deux poissons jetés sur le sable, hors de leur élément, n’ayant plus d’événementiel, tel le moindre filet d’eau vive, dans quoi se sauver. On vérifie bien, à ce désespoir dénudé au point d’en être indécent, quel « supplément » métaphysique, à quoi fébrilement se raccrocher, est l' »événement ». De temps à autre, s’ébrouant un peu, ils se posent une question, mais sans y croire, sans espoir, avec autant d’effort apparemment que s’il y avait là quelque poids énorme à bouger: « Tu sais si…? » Mais cette question, d’avance, n’attend rien qui apprenne. Ils sont là à quémander désespérément un bout d’événement qui leur donnerait enfin un peu d’accidentel à remuer, d’intensité à faire lever. Le portable est là, bien sûr, sous la main, bouée de secours, mais on a tous entendu ces échanges téléphoniques dans le train qui, une fois passée la brève surprise de l’appel, n’apprennent rien… Ébloui par ce bleu intarissable que je ne verrai plus demain et que je voudrais tant capter, je serais prêt à faire n’importe quoi pour leur venir en aide: à crier au loup ou bien à renverser la table, pour qu’ils aient enfin quelque chose qui leur « arrive » ce soir, se « produise », un minimum à raconter, et qu’ils puissent respirer…

hmorganlettrine2.1252663733.jpgCe que vous venez de lire n’a pas été puisé dans un « moment fort » du dernier opus de Marc Levo ou de Guillaume Mussy. Non, c’est un passage de Les transformations silencieuses petit (grand) livre où François Jullien s’applique à montrer combien nous sommes aveugles aux modifications, aux changements insensibles qui se déroulent en nous et/ou devant nous, par essentialisme culturel et langagier, parce qu’obsédés que nous sommes de conduites déterministes, de stratégie productiviste, de pensée du plan et du but. Aussi l’ »écart » du côté de la Chine nous aide-t-il à comprendre pourquoi certaines « transformations silencieuses » nous reviennent en plein visage avec une dramatisation apocalyptique que l’on feint de découvrir: la chair qui s’ennuie et le refroidissement des lits (voir supra) ou le réchauffement climatique…
François Jullien nous aide à comprendre pourquoi la catastrophe écologique est « programmée », qu’elle est inhérente, consubstantielle à la pensée occidentale. Telle l’exemplarité du Sage qui éveille, incite, élève, ce livre éclaire notre chemin et donne de l’allant (« Il n’est jamais de mauvais moment qui soit durable si l’on sait, par intelligence de ces transformations de transformations, garder confiance: puisque tout est en transition, que le déclin lui-même décline, que dans l’ombre du négatif percent de nouvelles initiatives et se recomposent d’autres forces. » pp. 94-95).

Les transformations silencieuses, François Jullien, Grasset, mars 2009.

Illustration: Le Caravage (détail)

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Patrick Corneau