Je pensais jadis que les horreurs de la guerre (les fours crématoires, la dépréciation totale de la vie humaine) avaient empoisonné le sang du monde, même celui de ses jeunes habitants pour qui la guerre est un conte de loup-garou, le conte d’un monde qui a vu les Tables de la Loi brisées et foulées aux pieds. Je maintiens partiellement ce raisonnement, je crois cependant que dans le sang du monde contemporain a pénétré récemment une toxine supplémentaire: le pressentiment de sa fragilité.
Roberto Vacca, un savant électronicien italien d’une quarantaine d’années, a publié l’année dernière un livre intitulé Il Medioevo prossimo venturo. Sa vision du Moyen Age en tant qu’ « avenir immédiat » du monde a les traits d’un scénario apocalyptique tout à fait vraisemblable. L’histoire se situe en hiver, dans une Amérique de demain. La coïncidence de bouchons sur les routes et d’une paralysie des chemins de fer empêche le personnel d’un grand aéroport d’arriver à temps pour prendre la relève. Le premier maillon cassé provoque une réaction en chaîne, le processus de désintégration d’un réseau tendu jusqu’à la dernière limite. La fatigue et l’épuisement nerveux des contrôleurs de l’équipe qui attend la relève sont la cause d’une collision de deux énormes avions. Les engins tombent sur une ligne à haute tension, entraînant un black-out radical et prolongé. Comme il neige et que les rues sont bloquées, des encombrements monstrueux de voitures se multiplient. Des feux de camp allumés dans des bureaux et des appartements provoquent des incendies, mais les pompiers ne peuvent pas passer pour les éteindre. Le réseau téléphonique « saute », bombardé par cinquante millions d’abonnés pris de folie. Commencent les marches dans la neige, les premiers cadavres tombent sur les routes. Des hordes de passants égarés font irruption dans des magasins à la recherche de nourriture et s’emparent de tout ce qui leur tombe sous la main, y compris des armes à feu qui sont en vente libre aux États-Unis. L’armée intervient, mais elle tombe aussitôt victime de la paralysie générale. Le nombre de personnes mortes de faim et de froid augmente de jour en jour. Quand, au bout d’un mois, on arrive tant bien que mal à rétablir la situation, des centaines de milliers de cadavres abandonnés dans les villes et les villages provoquent des épidémies qui ne cèdent en rien à celles qui ont ravagé l’Europe au XVIe siècle. Ensuite, Vacca imagine des implications politiques qu’il est inutile de noter dans mon journal. Vu la perspective peu engageante d’un nouveau Moyen Age, il suggère de fonder dès à présent de petites communautés monastiques capables de conserver notre culture et notre savoir jusqu’à l’avènement des jours meilleurs d’une nouvelle Renaissance…
La fiction, l’ironie, certes, mais l’essentiel de ce livre est exprimé dans le sous-titre: « La Dégradation des Systèmes Colossaux ». Faut-il connaître les secrets techniques du problème pour flairer cette dégradation dans l’air? Pour sentir que, tout autour de nous, gonfle un monde de fragiles Systèmes Colossaux qui ne sont pas à la mesure de la faiblesse de l’homme mais approfondissent la torpeur morale et poussent au culte de la violence abstraite?
Ce texte extrait de Journal écrit la nuit de Gustaw Herling (L’Arpenteur, 1989) a été écrit le 24 septembre 1972. Selon R. Vacca l’ancien Moyen-Age a duré mille ans, le « nouveau » durerait cent: face à ces épreuves, les macro-systèmes que sont devenues nos sociétés devraient, pour reprendre leur marche ascensionnelle, éliminer « les dépositaires de vérités absolues, les faux innovateurs, les politiciens progressistes et inefficaces, les prophètes vagues et faux ». En gros, éradiquer toute forme d’idéologie pour envisager le futur et pour l’affronter.
La solution proposée – « éradiquer toute forme idéologique pour envisager le futur et pour l’affronter » paraît d’un bel angélisme !
Les systèmes d’organisation et de surveillance, de plus en plus complexes, encouragés par ceux qui y trouvent profit, tendent à étendre leur mainmise de fer sur les populations.
Seule la prise de conscience, la sensibilisation aux enjeux marchands, leur critique et la mise sur pied de forme de luttes locales devrait permettre d’échapper à la vision apocalyptique développée par l’auteur.
Pour l’instant, l’organisateur de ce pandémonium nous amuse avec son harmonium. Les salariés licenciés ici ou là peuvent toujours le lire – ils ont enfin du temps libre – pour voir à quoi ils ont peut-être échappé !
Oui, sans doute, mais n’oublions pas que tout regard rétrospectif, instruit des leçons de la réalité présente, fait paraître les solutions de 1972 forcément « angéliques », la vision, elle, n’en reste pas moins cruellement juste… 😉