C’est l’été avec ses promesses de sensations nouvelles ou retrouvées. Qui n’a eu la surprise lors d’une promenade de découvrir un coin de verdure intact avec ses odeurs de cresson frais, de sauge et de menthe sauvage? Et soudainement, parce que le vent a tourné, sentir ce coin de paradis empuanti par les odeurs d’une cabane à frite, là-bas, sur le bord de la route… Dans On dirait vraiment le paradis*, John Cheever nous a laissé un vrai morceau de bravoure sur cette odeur que nous n’emporterons pas au paradis:
« Cette odeur parut envahir sa conscience. Sears songea, un instant seulement, à la friture comme une aberration moderne, tels les boulevards avec leurs magasins à prix cassés et leurs peep-shows en accès libre. Il mit rapidement fin à son vagabondage intellectuel avec le souvenir que l’odeur de friture avait été la première odeur sur la planète. Dans l’ordre d’importance, après la découverte de l’amour, le rôle de la chasse et la persistance du système solaire, venait l’odeur de friture. Aujourd’hui encore, à la fin des moissons, dans les endroits les plus reculés des Carpates, les bergers descendaient des montagnes à l’automne avec leurs troupeaux pour écouter les violons des Gitans, un tambour sans timbre, et humer l’odeur des saucisses qui rôtissaient sur la braise. La friture était barbare – elle défiait toute idée d’autorité, elle débouchait sur la malnutrition, l’acné et l’obésité. Elle se digérait mal, elle sentait mauvais et serait, en cas de malchance, la dernière odeur que l’on sentirait en montant à l’échafaud. Elle était transportable, aussi. On pouvait en manger à cheval, sur une grande roue ou en arpentant les allées et contre-allées d’une fête foraine de campagne. On pouvait en manger avec les doigts, la mettre dans un cornet en feuille d’arbre, en écorce ou en peau humaine tout en faisant avancer son canot de guerre ou en marchant vers la bataille. On mangeait déjà de la friture à l’époque du premier sacrifice humain. On faisait frire de l’aubergine au Colisée quand on brisait les os du philosophe sur la roue et que l’on donnait les saints en pâture aux lions. On mangeait de la friture en regardant les sorcières monter au gibet, en écartelant l’amoureux et en crucifiant les voleurs. Les exécutions publiques furent nos premières fêtes, or la friture était une nourriture de fête. C’était aussi la nourriture des amants, des joueurs, des voyageurs et des nomades. En célébrant et en exaltant la friture, toutes les grandes routes du monde permettent de se souvenir des chasseurs et des pêcheurs nomades, même si nous n’avons pas de passé et ne disposons que de peu de vision de l’avenir. C’était la nourriture des vagabonds spirituels. »
* Editions Joelle Losfeld, mai 2009.
Illustration: photographie jozephine/Flickr
Mais le texte que vous citez est une sorte d’éloge de la friture… qui vient contredire votre remarque liminaire !
Oui et non car le récit pseudo-historique de Cheever me paraît (subtilement) ironique: cette odeur « barbare » n’en constitue pas moins une « aberration » pour la conscience moderne. 😉