Proust, au début de “Le Côté de Guermantes” aborde la grande question des “noms”. Que nous dit-il? Que les noms possèdent ce pouvoir merveilleux d’actionner la rêverie, comme on le dirait d’un horloger capable de donner la vie à une mécanique par la seule grâce de son doigté. Le nom de “Guermantes” est l’un de ces noms qui déclenchent la mécanique. Toute la difficulté vient du décalage qui sépare le rêve de la réalité. Là prend place une petite dramaturgie de la preuve par la confrontation avec son cortège habituel de déceptions, de chagrins, de dépits. Ainsi “nous partons chercher dans une cité une âme qu’elle ne peut contenir mais que nous n’avons plus le pouvoir d’expulser de son nom*”…
Venise me fait rêver, mais si je vais à Venise, il n’est pas certain du tout que j’y retrouve ce à quoi j’aime penser quand je pense à Venise. J’aime ces rues, j’aime ces canaux, ces églises si élégantes et la merveilleuse lumière marine qui les enveloppe: pourtant, ils ne coïncident jamais avec le nom de Venise qui rêve en moi. Ou bien alors ce sont des impressions fugaces, les traces de voyages anciens, de matins d’hiver lumineux, du silence des ruelles à peine troublé par l’appel des cloches, tout cela mêlé au dépaysement, à toute l’ambiance psychologique du voyage, mélange amoureux d’imprévus, de rencontres, etc.
Parfois la beauté réelle, objective, de certains paysages donne le sentiment que cette fois ça va y être; qu’enfin, nous allons être dans le mille de la rêverie, que tout va s’emboîter merveilleusement. En fait, l’emboîtement a lieu, mais avec l’intercession de la peinture, des tableaux. Ainsi lors d’un voyage au Brésil, à Brasilia, désespérant sur la place “Dos Très Poderes” de faire entrer quoi que ce soit dans le viseur de mon appareil, le ciel a soudain paru avoir été peint par Dali ou Tanguy. Il me faisait signe. Ces toiles et leurs paysages irréels faisaient coïncider la vision nostalgique d’un ciel entrevu, enfant, dans un documentaire sur le Brésil avec la réalité présente. Là, plus de division ni de décalage, ni de déception. Grâce à ces peintres, j’ai compris que j’étais là pour “l’amour du ciel” (“The Big Sky” diraient les Américains), ciel dont la douceur tombée d’on ne sait où semblait presque me faire oublier la terre.
Finalement, tout se passe comme si l’art nous réconciliait avec le monde réel. Une connexion s’établit entre le tableau, le souvenir et la réalité, les mettant en résonance, dépliant une à une les feuilles dont est constitué la rêverie sur le nom, ici celui de “Brasilia”…
Ce que nous avons oublié ne nous oublie pas. Rêver, voyager, lire ou voir de la peinture ont pour base un sous-venir qui ne cesse pas, qui persiste sous le venir au sein de tout ce qui advient.
*À la recherche du temps perdu, III, “Le côté de Guermantes” (Première partie).
Illustration: “Juscelino Kubisheck Memorial, Brasilia”, photographie de Carlos Sojo