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La fille qui ne savait pas s’agenouiller

 

Personne n’échappe au charme de ceux qui appartiennent au monde-autre – j’entends par là celui qui nous est donné dans des moments qu’on appelle habituellement « de grâce » (les moments de l’amour, de la création et de la jouissance artistique ou ceux de la douleur qui dénude et nous remet face à ce que nous sommes). Pour que le rapport se maintienne, il faut vouloir les suivre dans ce monde; peu importe combien de fois l’on hésite, trébuche, désiste, ce qui compte c’est de continuer à vouloir. Le bien, disait Simone Weil, est une orientation de l’âme. La compagnie de ces intercesseurs – parmi lesquels, bien sûr figure Simone Weil, est indispensable: ils sont ce sans quoi un mûrissement, une naissance à soi-même, sont impossible. Pour me ressourcer à cet élan, à ce souffle, même et surtout dans l’angoisse la plus forte, je reviens toujours à Etty Hillesum et aux « prières » qu’elle écrivit dans son admirable journal*. Etrangement, celle qui se définissait comme « la fille qui ne savait pas s’agenouiller** » m’a fait comprendre ce qu’était une prière, une simple prière. Elle a fait tomber le kyste de préjugés moralisants que le simplisme d’un catéchisme bigot avait laissé en moi. Heureux et « béni » détour par celle qui fut à son insu – proche de la spiritualité juive la plus authentique telle qu’on la trouve chez le grand Martin Buber. Ainsi dans cette extraordinaire « Prière du dimanche matin » (12 juillet 1942) où elle fait entrer Dieu dans sa vie et s’en considère responsable pour le monde:
« Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. […] Pour l’instant, à chaque jour suffit sa peine. Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire: ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous aider nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte: un peu de toi en nous, mon Dieu. […] Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon cœur que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. […] Il y a des gens qui cherchent à protéger leur propre corps, qui pourtant n’est plus que le réceptacle de mille angoisses et de mille haines. Ils disent: « Moi, je ne tomberai pas sous leurs griffes! » Ils oublient qu’on n’est jamais sous les griffes de personne, tant qu’on est dans tes bras. Cette conversation avec toi, mon Dieu, commence à me redonner un peu de calme. J’en aurai beaucoup d’autres avec toi dans un avenir proche, t’empêchant ainsi de me fuir. Tu connaîtras sans doute aussi des moments de disette en moi, mon Dieu, où ma confiance ne te nourrira plus aussi richement, mais crois-moi, je continuerai à œuvrer pour toi, je te resterai fidèle et ne te chasserai pas de mon enclos. »
Dieu n’est pas mis en accusation, il n’a pas de comptes à rendre. Il a besoin de nous, de demeurer en nous, et en même temps nous sommes en lui, il nous donne alors une persévérance au-delà de l’espoir et nous fait échapper aux griffes du mal et de la méchanceté humaine. Magnifique témoignage d’une foi libre, directe et ardente, détachée de tout dogme, ancrée dans ce monde comme dans l’invisible, susceptible de nous aider à construire notre credo quand vient l’épreuve, quand se bousculent les questions ultimes. Dans un esprit proche de ce retournement de la responsabilité, Martin Buber écrivait: « Dieu veut entrer dans son monde, mais c’est par l’homme qu’il veut y entrer. Voilà le mystère de notre existence, la chance surhumaine du genre humain ». Et ce de cela, aucune église, aucun dogme ne détient le monopole.

*Une vie bouleversée, suivi de Lettres de Westerbork, coll. « Points », Paris, Le Seuil, 1995, p. 166.
** »La fille qui ne savait pas s’agenouiller a fini par l’apprendre, sur le rude tapis de sisal d’une salle de bain un peu fouillis », ibid. p.77.

Illustration: les rares photos conservées d’Etty Hillesum avant sa disparition le 30 novembre 1943 à Auschwitz

  1. totem says:

    C’est aussi la doctrine des panthéistes, Dieu est l’unité du monde, Dieu est dans l’homme, dans chacun de nous. Et je rajouterai, pour ma part d’athée convaincu, que Dieu n’existe que par l’homme. C’est comme les enfants, tant qu’ils croient au Père Noël il existe, et puis après pfffuuuiit !
    « Il n’y aura ni pardon, ni vengeance et tous les tords seront oubliés » Milan Kundera de mémoire.

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Patrick Corneau