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Obscurité éloquente (en souvenir de J. B.)

hmorganlettrine2.1271773535.jpg382605704_e5a96d770d.1271773508.jpgConfidences soufflées des poètes que les hommes emportés par leurs affairements, contentés par leurs distractions n’entendent pas. Dont, au mieux, nous captons des fragments indéchiffrables qui nous laissent dans une incertitude irréductible. Ainsi cette phrase, très « simple » de Kafka: Le mal est le ciel étoilé du bien. Serrement de coeur infini, d’ordre purement spéculatif – pas une écume émotionnelle. Sentiment fort que quelque chose de très important est dit, dans un langage qui n’est ni philosophique ni religieux*. Obscurité éloquente ou clarté muette? Conviction et malaise de devoir rester en souffrance d’une explication raisonnable qui répondrait à notre fascination ou à notre perplexité. Nous incombe alors la tâche de penser autour encore et encore, d’avoir à engager une féconde « interprétation infinie ».

Cette phrase, Jean Baudrillard qui vient de nous quitter aurait pu la prononcer, elle lui ressemble. D’ailleurs, je crois que ses derniers ouvrages en sont un commentaire actualisé aux données de notre monde. Car celui qu’on appelait « sociologue » et parfois « philosophe » avec une pointe de réticence était un écrivain de grand talent et, peut-être, un véritable artiste (pas seulement avec le medium photographique qu’il affectionnait). Ce n’était pas un déconstructeur de la modernité « post », mais un franc-tireur qui ironisait notre « hyperréalité » de sa belle intelligence intempestive voire provocatrice. Cela n’eut pas l’heur de plaire à la « doxa » intellectuelle et/ou académique qui faisaient semblant de l’écouter, s’impatientant de ses pirouettes dialectiques, rétive à ses questionnements qui sapaient la légitimité des fonds de commerce… J’eus le bonheur de le croiser; sa gentillesse, sa simplicité et son humour m’impressionnaient trop pour avoir le courage de lui dire combien sa pensée stimulait, électrisait la mienne. J’en éprouve aujourd’hui de la mélancolie mais aussi une évidente reconnaissance pour la belle leçon de liberté et d’audace intellectuelle qu’il nous laisse.

(A lire, le bel hommage de Sheila Leirner à son ami Jean Baudrillard)

* Dans une page datant de 1923 l’écrivain pragois semblait définir son art de la parabole: « En fait, toutes ces paraboles signifient seulement que l’incompréhensible est incompréhensible… »

Illustration: photographie anonyme

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Patrick Corneau