J’avais, dans un billet précédent (28 janvier), laissé l’image seule exprimer silencieusement une certaine conception de la vie, à la fois esthétique et spirituelle, qui me « touche ». C’est la lecture d’un texte que je voudrais proposer en contrepoint cette fois-ci – même si toute considération intellectuelle est étrangère à un monde qui, comme la musique, est absolument clair et absolument indicible.

 « Qu’y avait-il au juste de si mystérieux dans un bol — ou dans un calice? Crânes retournés qui ne couvraient plus rien et dont la concavité n’était plus dirigée vers le sol mais vers le ciel, objets où l’on pouvait mettre des choses, mais seulement des choses venues d’en haut, d’un monde supérieur de soleils, de lunes, de dieux et d’étoiles. Un objet capable par nature d’être à la fois vide et plein possédait en soi un certain mystère, mais on pouvait en dire autant d’un gobelet en plastique. Il fallait donc que le matériau concourût également à ce mystère. L’or du calice appelait le sang et le vin, et à bien observer les bols shino* il paraissait inconcevable que ces calices d’un genre nouveau, gris et blanchâtres, décorés de traits de pinceau pourpres, pussent contenir une autre substance que le breuvage clairet, amer et vert que Philip Taads venait de lui servir. Si le Christ était né en Chine ou au Japon, c’est du thé qui aujourd’hui, sur les cinq continents, se changerait quotidiennement en sang. Cependant ii avait compris que, dans la cérémonie du thé, le liquide importait moins que la manière de le boire. La forme de la cérémonie devait favoriser une expérience intérieure qui ouvrait la voie des jardins clos de la mystique. Quelle étrange espèce que l’humanité, pour avoir toujours, sous les aspects les plus variés, besoin d’objets, de choses fabriquées, afin de faciliter son passage vers un monde supérieur. »

Rituels, Cees Noteboom, traduction du néerlandais par Philippe Noble, 1985.

*Shino désigne un genre typiquement japonais de céramique qui date du XVIe siècle, caractérisé par la présence d’un voile blanchâtre riche en nuances, qui couvre toute la surface. L’Eshino, littéralement « shino imagé », comporte un dessin extrêmement simplifié jusqu’à la limite de l’art abstrait, esquissé généralement en brun-roux, qui se fond sous la demi-transparence du voile blanc, en produisant de subtiles variations de tons d’une richesse infinie.

Illustration: bol à thé type shino, Mino Ware, période Momoyama (XVIe-XVIIe siècle), Tokyo National Museum.

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Patrick Corneau