En ce jour de Mardi-Gras où le carnaval bat son plein à Rio (et mollement, il faut bien le dire, sous nos latitudes), je voudrais parler d’un « grand » petit livre qui, comme tous les petits « grands » livres passera inaperçu à nos concitoyens et plus encore à nos gouvernants et décideurs… Dans un essai lumineux La peste et l’orgie (Grasset), Giuliano da Empoli avance une thèse à la fois inquiétante et revigorante selon laquelle notre monde n’est plus en voie d’américanisation mais de « brésilianisation »! Soupir de soulagement dans les chaumières idélologiques: des images de palmiers bordant des plages de sable blanc, de jolies filles en strings minimalistes et de footballeurs au style dansant passent devant les yeux… Détrompez-vous, le Brésil dont nous parle Giuliano da Empoli dans un style plein d’humour et d’élégance, c’est celui qu’avait mis en scène Terry Gillian dans un film visionnaire devenu « culte » (Brazil, 1985), un monde violent et arbitraire, technologique et kafkaïen… Un Brésil où l’inégalité (la plus forte au monde après le Swaziland et la Sierra Leone) constitue un spectacle terrifiant qui polarise les regards des observateurs et où se dessinent les prémisses de nos sociétés futures:
– séparation des ethnies par les classes sociales et non par les cultures
– précarisation des classes moyennes au profit d’une nouvelle superclasse de « people » et de masses défavorisées survivant grâce aux aides de l’Etat et d’une myriade d’emplois informels et instables
– une société bloquée où le taux de mobilité sociale est très bas, la seule porte de sortie étant le Carnaval, le football et le show business… ou bien les trafics de toute nature!
– une dynamique d’évolution des villes en mégalopoles violentes où une guerre larvée, épidémique les transforme en jungles paranoïaques où la survie ne devient possible que dans des sanctuaires (condominios fechados, « quartiers fermés ») gardés par des milices privées.
Bref, le Brésil est un miroir allégorique où se laisse lire l’avenir de nos sociétés faites de peurs endémiques (terrorisme interne et externe, violences sociales et économiques) sur fond d’orgie consommatoire et d’hédonisme de masse, seuls débouchés d’un processus de développement strictement matériel et expression d’une conscience tragique où l’on cherche à vivre le plus intensément l’instant présent parce que l’avenir est incertain ou inexistant…
Bien évidemment, dans le concert des promesses pieuses et des poncifs lénifiants – d’autant plus rassurants qu’ils sont anachroniques – de l’actuelle campagne présidentielle, vous n’entendrez guère parler de monde « brésilianisé », ni évoqués les constats lucides (et pas forcément démobilisateurs) de Giuliano da Empoli. Pourtant, un point de rotation se cache au cœur du péril comme l’avait compris à travers son errance tragique l’énigmatique Hölderlin*: il se pourrait que la carnavalisation de nos sociétés, que l’esthétique joyeuse et amorale de l’orgie soient une manière possible de résister aux sirènes totalitaires et autres intégrismes. C’est-à-dire un pari pour la liberté.
BOM CARNAVAL !
* « Mais là où est le danger, là aussi croît ce qui sauve », Patmos, « Au Landgrave de Hombourg », Première esquisse 1802.
Illustration: photographie de Markus MacGill.
Ah ! Les merveilleux prophètes de notre temps !
C’est vrai que cela nous manquait depuis que plus personne n’écrit la Bible !
Gloire soit rendue aux prophètes de malheur !
Ils nous font frissonner si délicieusement bien au chaud chez nous !
Mais quand même, ce Brésil que vous évoquez me semble encore bien gentillet !
Mais que font les terroristes !
Qu’attendent-ils pour nous faire péter quelques centrales nucléaires !
Poivre d’Arvor s’emmerde en attendant !
Il y a bien l’Irak… Mais ces attentats quotidiens finissent par être lassants ! Et puis cela ne fait pas suffisamment 2 millions de morts dans le même temps ! C’est trop dilué !
Et qui va enfin se décider à polluer massivement l’eau potable !
Qui va bazarder dans l’atmosphère des virus qui nous font crever en quelques minutes ?
le problème est que si cela arrive, ça ira trop vite !
Pas moyen de faire de l’Audimat aux télés !
Franchement… Rien ne va …
Vous dites que la carnaval bat son plein « mollement sous nos latitudes ». Avez-vous déjà vu ou assisté à un carnaval en Belgique. A Binche, notamment, où les célébrissimes Gilles connus dans le monde entier font partie du patrimoine de l’Unesco. Le carnaval est aussi très vivace dans notre « Alsace Lorraine », le long de la frontière allemande.
Bonne soirée et à bientôt.
Damned, j’avais oublié les Gilles! En plus, le Journal de 20H. sur France2 leur a consacré ce soir un petit reportage fort sympathique. Mais sincèrement, ces bonshommes emmaillotés et leurs petits pas sautillants auront bien du mal à nous faire oublier les corps endiablés par la samba carioca…
😉
Pour ceux qui trouvent que le Brésil est « gentillet »… il y a ce site, dont parle le monde de samedi, où sont recensés tous les délits commis sur les personnes à Rio de Janeiro.
Lorsque j’ai visité (rapidement) Bahia, Brasilia et Rio en 2000, j’ai été frappée par les résidences, closes sur elles-mêmes, où un gardien, aidé de multiples caméras, surveille de sa loge, chaque entrée ; j’ai levé des yeux étonnés vers les grilles hautes, terminées par des « pics » qui dissuadent les éventuels alpinistes !
Comment vivre en se méfiant encore et toujours de l’autre ?
Le très beau – mais oh combien révoltant – documentaire de Maria Ramos « Un tribunal à Rio » est à voir pour comprendre comment la justice brésilienne semble fabriquer des délinquants à vie… A méditer donc pour savoir ce qui peut nous attendre… puisque l’on fabrique toujours plus de pauvreté.
Pour avoir séjourné de multiples fois à São Paulo et Rio, je ne peux, hélas, comme beaucoup d’autres amoureux ou connaisseurs du Brésil que confirmer ce que vous avez vu (réalité dont j’ai rapporté la brutalité dans un petit livre que j’ai commis l’an passé sur ce pays où tout est extrême et rien de « gentillet »…)
Et de quel livre s’agit-il ?
Pardon d’avoir répondu un peu vite et suscité, sans y avoir pensé, votre question… Donner des références serait révéler, bien sûr, la véritable identité du Lorgnon. Ce que je ferai, c’est promis, le moment venu!
c’est très juste, cette vision de monsieur da empoli, la braziliation est déjà très avancée par ailleurs, avec une touche de 1984 en plus.
comme les cités-états sont mortes, les états-nations meurent, vient le temps des conglomérats privés…
il semble même qu’après 8 milliards d’euros de pots-de-vin distribués à l’entièreté de la classe politique de ce joli pays, aucun candidat n’ait même pensé à évoquer une levée du secret-défense sur l’affaires des frégates de taïwan, c’est dire…
campagne présidentielle, ha bon? le choix entre un laquais corrompu de gauche ou un laquais corrompu de droite, ça s’appelle comme ça? quel fun!!
Hölderlin est aussi dans le juste, sous les habits de la fiction que d’aucuns appellent le réel, on trouve d’autres chemins galactiques; c’est quand le carnaval est trop confortable qu’il engourdit les consciences…. poussés par le cauchemar des brutalités diverses et variées, les chemins de l’imaginaire s’ouvrent plus facilement. pas énigmatique, hölderlin, limpide!
Prenez garde, s’agissant du Brésil, de ne pas passer d’une série de clichés à une autre…
Il y a un peu de tout ce que vous listez dans le Brésil mais aussi des raisons d’espérer, à commencer par la volonté d’une partie de plus en plus importante de la population brésilienne d’agir sur ce qui ne va pas. Un peu de nuances ne nuit pas…
Il faudrait plus que l’espace d’un billet pour « nuancer » tant la réalité brésilienne est complexe… Il est vrai que le risque du cliché est permanent mais difficile à contourner tant le Brésil est constrasté, extrême, et contradictoire (d’autres clichés?!). L’important est d’avoir suffisamment de sensibilité et d’ouverture d’esprit pour reconnaître aussi une créativité native des Brésiliens, et peut-être l’émergence de solutions aux problèmes auxquels nous, Européens, avons ou auront à faire face… D’ailleurs, a fin du livre de Giuliano da Empoli va dans ce sens, plutôt optimiste, et donne des « raisons d’espérer ».