En 1932, Maurice Sachs écrit un long article sur Soutine qui paraîtra à New York en décembre de la même année dans Creative Art, dont il envoya une traduction aux Castaing, ses amis et mécènes, développant les rapports chez Soutine entre peinture et judéité:
Voilà un peintre juif, voilà un peintre slave, voilà un peintre français (…) Il n’y a pas de peintre sémite (j’entends de grands peintres), Elie Faure, aussi, en faisait la remarque à propos de Soutine, mais son oeuvre porte en elle toute la passion du grand peuple élu: la détresse, la finesse, la rage de détruire, mais aussi l’amour de l’humain et la tendresse qui s’ajoute, et cette profonde perspicacité qui fait l’oeil juif si perçant. Soutine a porté vers l’Occident chrétien la grande flamme orientale par quoi l’on se souvient toujours que la Cité d’Israël était en Palestine. Ce que le ghetto natal a versé de son sang ne lui sera jamais retiré: c’est la souffrance, car à celle de la pauvreté, à celle de la maladie, il faut additionner ici la souffrance raciale, celle dont on ne se défait jamais. Israël, c’est le malheur qui a de la chance, le malheur qui a réussi (…) On s’étonne que sa peinture soit « déformée », on s’étonne qu’elle regorge de sang et de désastres. Mais qu’a donc été sa vie, d’où vient-il donc, pour qu’on attende de lui les jeux d’escarpolette aux clairs de lune de Versailles. Non! Non! C’est la grande fièvre héréditaire, le grand drame d’Israël qui se joue ici.
Page admirable (avec celles du Sabbat et de Contre les peintres d’aujourd’hui), dont on se demande quelle est la part, chez Sachs, et toutes proportions gardées, d’une identification à Soutine. Parler de ce peintre n’est pas pur mimétisme chez Sachs: il ne fait pas que répéter ce qu’il a lu chez Elie Faure ou Waldemar George qui écrivirent avant lui sur cet artiste, ou encore les propos de Marcellin Castaing. Il y a plus: non seulement l’admiration sincère pour les œuvres de Soutine qu’il a pu voir à Lèves chez les Castaing, mais aussi une compréhension profonde de l’âme Soutine. La judéité du peintre — souffrance « raciale » (vocabulaire daté de l’époque), sang, désastres, fièvre « héréditaire » (notion que Sachs affectionne tout particulièrement d’abord pour ce qui concerne sa propre complexion), drame enfin — nul doute que Sachs en perçoive ici, de façon privilégiée, toutes les implications. Car, si Sachs s’est toujours porté la plus grande aversion, il n’a jamais méprisé, rejeté la judéité en lui. Pendant la guerre, et jusqu’au service des nazis, on le verra devenir un lecteur singulièrement passionné de l’Ancien Testament.

Illustration: La cathédrale de Chartres (1933)

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Patrick Corneau