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Une attention aimante – Jean Grenier critique d’art

L’art n’est rien sans les artistes. Le plus abstrait, le plus impalpable se revêt d’une enveloppe charnelle. Qu’est-ce que l’art sinon une incarnation ?

« La peinture contemporaine », L’Esprit de la peinture contemporaine, Lausanne, Vineta.

Le grand artiste n’est celui qui a le plus de force, mais celui qui sait comment l’utiliser. Un grand artiste est celui qui a su tirer parti de ses faiblesses. Chaque jour l’homme qui veut créer une œuvre doit repousser l’idéal merveilleux qui n’est pas le sien, chaque jour il doit renoncer à la perfection et se retrancher dans son néant.

« Borès », Essais sur la peinture contemporaine, Paris, Gallimard.

« Le portrait que l’on fait involontairement de soi (tel ce lexique) est le plus ressemblant. (…) C’est l’itinéraire d’un aveugle ; c’est une mosaïque dont le dessin n’apparaît qu’au recul. » Tel était le sentiment de Jean Grenier sur l’art du portrait dans son Lexique1. Et quand on considère les peintres auxquels il s’est intéressé, il apparaît que l’ensemble des réflexions qu’il leur a consacré trace une sorte de portrait en creux de Jean Grenier lui-même. Ses préférences ou « affinités électives » dans le domaine pictural entraient naturellement en résonance avec sa propre sensibilité. Chaque peintre apportant avec sa plastique un élément d’une mosaïque dont la totalité offre l’image d’un paysage intérieur édifié au fil des rencontres avec les artistes.

Succédant à Eugène Souriau, Jean Grenier fut nommé en 1962 à la chaire d’Esthétique et de Science de l’art à la Sorbonne. Son intérêt pour ce sujet datait de fort longtemps.

L’admiration de Jean Grenier pour les arts plastiques est d’abord un héritage culturel qui remonte à son adolescence. Mais avant de parler de ce qui est acquis, peut-on chercher plus lointainement la trace d’une enfance et ce qu’elle laisse dans les profondeurs d’une sensibilité : enfance oubliée et présente au bord de la mer – « ce temps étale, cette musique sans instrument, cette harmonie avec rien 2». Ce pays de ciel et d’eau « entre lequel l’homme se sent heureusement superflu, éprouve un bonheur dans l’inutilité3 ». Un « miroir » qui renvoie des images à l’infini : la force des gris et des blancs lumineux d’un ciel breton que viendra concurrencer la lumière éclatante de la Méditerranée qui écrase et découpe à la fois, « un choc décisif et dangereux » dira Jean Grenier dans ses souvenirs. Textes4 où il est question d’humanité, de composition, de durée faite d’éternités successives. Où il est question surtout de couleur, de valeur, de lumière, du réel et du sentiment de la nature, d’imitation, ou plutôt « d’imitation d’un modèle qui n’existe pas ». Le jeune enfant qu’est alors Jean Grenier y éprouve la nécessité de règles dans cet infini des possibles. Comment se pose le problème de la composition ; quelle est la place de l’œuvre dans son époque, sa situation dans le temps ? Toutes ces questions à venir trouvent ici leur fondement dans un réel, si réel, si touchant qu’il en est transformé pour devenir presque « le rêve de l’élémentaire ». On voit donc se dessiner une sensibilité picturale et une esthétique personnelle, nourrie de culture mais très loin, nous le verrons, des systèmes et des « esprits d’orthodoxie », une sorte de tumulus aux pierres posées les unes sur les autres dans l’harmonie d’une profondeur.

Si, au fond de lui-même, Jean Grenier a toujours revendiqué le plus complet détachement intérieur qui le déliait de la société et de ses cadres sociaux, mais aussi de son milieu et de son pays, l’œuvre d’art n’en n’était pas moins, à ses yeux, indissociable de l’instant lumineux qui l’a vu naître et qu’une nature (terre, ciel, climat) peut tout à coup livrer si généreusement. Cet élémentaire là, il fallait le resituer dans la complexion si particulière de Jean Grenier.

C’est par le moyen de la reproduction qu’il accède, comme presque tout le monde à l’art. Naïvement, il admire les peintres qui ont créé ce qu’il est convenu d’appeler des « chefs-d’œuvre ». Son goût va s’affirmant dès qu’il fréquente les musées, notamment à l’occasion de voyages5 : « L’univers que les peintres des grandes époques déroulaient devant moi comme un spectacle théâtral me semblait être une féerie toujours nouvelle. Je retrouvais sur les murs des musées un monde qui, pour être différent suivant les pays tra­versés, présentait un caractère homogène parce qu’il correspondait comme un écho au monde intérieur dans lequel j’avais appris à vivre6. » C’est alors qu’il commence à aimer la peinture italienne dans ce qu’elle a d’agréablement suave et d’habile : Del Sarto, Sodoma, Corrège… Peinture où « … un peuple de saints, de Christs, de Vierges et d’anges (qui) a succédé sans heurt, et d’une manière aussi peu inattendue qu’une rime de Victor Hugo, au peuple de sages, de dieux, de déesses et de héros qu’a fait vivre si intensément l’antiquité ». Ce qu’il lit dans le fond commun de cet art où « La même gloire enveloppait les anges et les nymphes », c’est un amour « éperdu » de la forme humaine préservé dans le christianisme par le dogme de l’incarnation lequel reconnaît l’éminente dignité du corps de l’homme. Assez rapidement son goût devient plus difficile et plus fin, il fait siens les modèles de l’art classique. Les oeuvres d’art de la Grèce de l’Age d’Or lui révèlent une qualité fondamentale de l’humanisme méditerranéen : le sens de la proportion et de l’harmonie dont témoigne aussi la domination de l’homme sur la nature. Plus tard dans le chapitre « La Même Lumière » de A propos de l’humain7, il exaltera la tradition grecque de « retenue », préservée, en dépit de l’extravagance de Rome, dans l’architecture romane de la Provence. Se référant à l’architecture d’Athènes, il déclare que « ces édifices… commencent par créer leur ordre, et la vie leur est donnée par surcroît ». Cette influence fut donc marquante et son souci de la netteté dans l’écriture et de la clarté dans l’expression doit beaucoup à cette rencontre et cette admiration là.

Avant toute chose, ce que Jean Grenier demande à la création picturale c’est d’être une réponse reçue comme un écho à sa propre sensibilité. L’œuvre a toutes les chances alors de le délivrer de la solitude – solitude en ce monde qui, comme il l’a admirablement exprimé dans Les Iles, est celle de tout homme. Dans cette perspective la notion de contemporain est pour lui très extensive. Enfant de la même grande famille humaine, Goya par exemple, est un frère dont l’œuvre, empreinte du sublime de la révolte et du dégoût, lui fait signe. Plus qu’un frère, Rembrandt, est pour Jean Grenier un maître, une référence cardinale : c’est sur lui, d’ailleurs qu’il écrit son premier article. Outre l’idée du mystère et le sentiment de la compassion, cette œuvre d’exception lui fait approcher une grandeur qui est « surhumaine non par appel à nos forces, mais par reconnaissance de nos faiblesses8 ». A travers la poésie plastique du fameux clair-obscur et d’un certain « jour doré », Rembrandt lui fait le don absolu de mieux connaître en lui l’humanité de l’homme et ce qui la dépasse. Aussi, ce que Jean Grenier reçoit de la peinture de Rembrandt ou de Goya, il l’attend semblablement de la peinture de son temps qu’il s’efforce de mettre en perspective avec d’autres visions esthétiques parfois fort éloignées dans l’espace et dans le temps. Non-figurative le plus souvent, puissante dans sa force d’interrogation ou de remise en cause, cette peinture est tout aussi capable de combler l’attente d’un homme en quête de soi-même – sous condition qu’elle ne soit ni au service des idéologies, ni des réalismes de convention. L’art que goûte Jean Grenier est au milieu de ces extrêmes.

C’est donc à travers une évolution progressive et une réflexion mûrie que Jean Grenier, insensiblement, en est venu à apprécier la création picturale de son temps.

Rappelons que ce fut aussi le fruit de rencontres. Nombre de ses amis était des artistes eux-mêmes – Max Jacob, Dubuffet, Jacques Busse pour n’en citer que trois – ou au moins des connaisseurs. Mais c’est surtout sa longue collaboration et son amitié avec Jean Paulhan qui stimula son intérêt pour l’esthétique. Parmi d’autres affinités, ce furent particulièrement ses dons de critique d’art que Jean Grenier admirait chez celui qui, rue Sébastien Bottin, avait « l’art de gouverner sans régner et d’écouter sans entendre9 ». Pourtant, la pratique de la critique d’art ne correspondait pas chez Jean Grenier à une vocation première : il s’y engagea de façon tout à fait fortuite. C’est en septembre 1944, quand son ancien élève Albert Camus lui demanda de prendre la rubrique artistique de Combat, que Jean Grenier commença à écrire régulièrement sur l’art et l’esthétique10. On peut dire que cette activité, circonstancielle au départ, révéla une inclination qui s’affirma avec constance. Jean Grenier devint l’ami de nombreux peintres dont certains fréquentaient régulièrement sa maison (Debré, Estève, Soulages, Alechinsky, Atlan, Messsagier), livrant commentaires et confidences que Jean Grenier recueillit et dont il sût éclairer sa connaissance des arts. Il cessa de couvrir l’actualité des arts pour Combat lorsqu’il fut nommé professeur à l’université Farouk 1er à Alexandrie (1945-1950). Ce séjour et la fréquentation des musées du Caire et d’Alexandrie seront pour lui l’occasion d’écrire quelques textes inspirés sur l’art égyptien11.

A partir de 1955 il écrivit pour l’Oeil12, une des meilleures revues d’art de l’époque. De 1956 à sa mort en 1971, il collabore à des journaux ou des revues comme L’Express, La Nef, Preuves, la N.R.F, XXe Siècle, Derrière le Miroir, La Galerie des arts. A côté de cette activité de critique, il écrivit des essais traitant de l’art et de l’esthétique, essais pour la plupart réunis dans la partie intitulée « Considération », des Essais sur la peinture contemporaine13.

En 1959, 1960, 1961 Jean Grenier interrogea des peintres sur leur conception de l’art, sous la forme de courts entretiens enregistrés dans le cadre de l’« Heure de Culture française à la RTF ». Ces entretiens prirent leur forme définitive en 1963 dans la publication d’un livre, Entretiens avec dix-sept peintres non-figuratifs14. Jean Grenier y rédige une riche préface. La quatrième de couverture affirme qu’autour des années 50 « s’est accomplie une des plus grandes révolu­tions qui aient eu lieu dans le domaine de la création et du goût ».

Dans L’Art et ses Problèmes15 Jean Grenier ne proposait pas à proprement parler un traité d’esthétique, mais une initiation qui exposait les problèmes posés par l’art et, en particulier, les arts plastiques. Pour une large part il s’agissait d’une reprise de ses cours à la Sorbonne16 auxquels il avait adjoint une importante suite d’articles17 donnés à La N.R.F. sur certains aspects de la création. Écartant de ses points de vue les analyses techniques et les aperçus apocalyptiques, il choisit une voie moyenne pour communiquer ce que l’existence de l’art dans notre civilisation soulève comme questions difficiles. Sa méthode d’approche est fondée sur des analyses comparatives entre ce que fut la peinture à l’âge classique et ce qu’elle est devenue dans le monde contemporain pris au sens large.

C’est donc sur une période qui s’étend sur plus de trente années (1937-1971) que Jean Grenier interrogea les arts plastiques.

S’il est difficile de parler d’une méthode concernant la manière dont Jean Grenier procédait pour écrire ses textes, du moins peut-on en faire la généalogie et suivre le cheminement qui, par un travail de reprise et de métamorphose, les faisaient passer d’un état à l’autre. D’abord les notes lapidaires et cursives dont les Carnets18 offrent de nombreux exemples, puis à partir de ce matériau une mise en texte plus aboutie sous forme d’articles pour des journaux ou revues. Enfin, pour quelques-uns, le recueil qui rassemble et met en perspective à l’aide d’une introduction et l’ajout d’inédits. Parfois un même texte est repris, augmenté ou modifié d’un recueil à un autre19. Comme Baudelaire ou Claudel, Jean Grenier présente une pensée esthétique globale qui renvoie à une métaphysique. Ses articles de critique d’art ne sont pas dissociables de ses autres grands textes de réflexion qui mêlent littérature, philosophie et spiritualité. Le socle de sa pensée esthétique nous semble constitué par trois expériences fondatrices :

  • ce qu’il a appelé « les instants » (expérience quasi mystique d’extase ou de suspension de la conscience où le temps « semblait n’avoir ni origine, ni fin »),
  • ses attaches chrétiennes et son ouverture à d’autres spiritualités : l’Inde, la Chine et la pensée du vide,
  • le règne de la contingence, le problème du libre arbitre et le tourment subséquent du choix. Problème qui ne peut être éludé car c’est celui de la création: « créer, c’est choisir entre les possibles celui qui sera appelé à l’existence ».

Dans ses premiers textes, Jean Grenier laisse la parole aux artistes eux-mêmes qu’il laisse s’exprimer librement sur leur activité ; la critique est plus l’esquisse de portraits à partir d’entretiens informels faits lors des visites d’ateliers20. En effet, c’est à cette occasion qu’il acquiert des connaissances précises et concrètes sur la pratique des arts plastiques : tout en se nourrissant de la création artistique le l’autre, le regard interroge, il revient sur ses premières impressions et s’en écarte – il s’affine. Avec le temps cette information de première main s’est greffée sur une réflexion esthétique qui va constituer l’une des lignes de force de son œuvre d’esthéticien. En effet, la part personnelle de Jean Grenier va s’affirmer davantage à mesure que sa fréquentation des peintres lui donne un recul et une expérience suffisants pour parler sous sa propre autorité et avancer (avec toute la prudence et le tact qu’on lui connaît) des commentaires sur les œuvres, sans jamais prononcer de jugements. La démarche critique de Jean Grenier ne se soucie guère d’évaluation. Jamais d’éreintage ni de propos polémique sous sa plume, ni d’a priori esthétique ou idéologique (en cela on peut dire que sa critique est « anti-baudelairienne »). L’artiste n’est jamais célébré pour lui-même, mais « pris que comme un type d’artiste21 », pour la lumière que son œuvre projette sur un plus vaste ensemble, prétexte pour Jean Grenier à des considérations personnelles sur les grandes questions relatives à la création, l’esthétique, l’histoire de l’art.

S’écartant des artistes qui se voulaient originaux à tout prix, comme de ceux qui ne faisaient que copier leurs aînés, Jean Grenier a cherché à connaître les artistes de son temps qui se sont attachés à remplir le vide qui sépare ces deux vaines tentations. Guidé par un esprit cultivé et curieux, sa méthode – si l’on peut employer ce terme – c’est un peu celle de « l’amateur intelligent22 ». Il s’agit de déceler les faiseurs, les truqueurs, les suiveurs sans talents qui ont appris une formule des artistes authentiques, ceux qui ont un « parti pris » (au sens de volonté inflexible). Pour cela, il lui faut « faire des comparaisons en partant des artistes en qui il a confiance, il voit mieux ensuite les lacunes et les faiblesses éventuelles des autres, il décèle mieux leurs plagiats, leurs tics, leurs vanités. Autrement dit, rien ne remplace une longue fréquentation et des contacts personnels ; rien ne remplace le temps perdu avec une personne ou avec une chose que l’on ne se propose pas dès l’abord de ‘juger’ ». « Il faut juger sur les ensembles (ensemble de l’œuvre, ensemble humain) car rien n’existe séparé ni sans degrés23 », ajoute-t-il.

Le point de départ donc : l’homme dans son milieu de vie ou de travail. Et avant l’homme sa demeure, l’atelier où il travaille, ensemble qui le reflète quelque peu : ainsi avant de faire le portrait de Picasso, Jean Grenier décrit-il assez longuement l’hôtel des Grands Augustins qu’occupait l’artiste à la Libération. De Braque il évoque la maison près du Parc Montsouris, l’atelier « grand et clair, très éclairé, car il donne au midi », précise-t-il. C’est ensuite une personnalité avec ses traits les plus prégnants, une présence que Jean Grenier cherche à restituer. Il ne cherche pas tant à pénétrer le secret des êtres – le petit tas de secrets misérables pour paraphraser Malraux – qu’à s’approprier la manière dont ils se manifestent aux autres pour les restituer avec une force que, sans doute, eux-mêmes ignorent. Ainsi Braque dans « Second portrait : portrait de Braque » : « Le voici qui entre : il est grand, robuste, les épaules carrées, plein d’une force tranquille ; d’une voix grave il s’exprime en sentences longuement méditées, et ses yeux bleus suivent dans l’espace la portée de ses paroles. », plus loin : « (…) il est resté fidèle à son pays natal. Tout Braque est là-dedans, dans cette fidélité, cette constance. » En quelques mots, une attitude, une complexion, une profondeur existentielle nous ont été donnés ; ils sont les préalables indispensables pour aborder l’œuvre. Dans le portrait en situation et l’attention portée à quelques traits choisis (les plus inattendus ou les plus insignifiants24 en apparence ne sont pas les moins significatifs, comme la stricte rigueur du gilet noir de l’Espagnol Borès par exemple ou le fait que Lanskoy – comme Cézanne – a horreur qu’on le touche) se tissent les caractéristiques marquantes d’une présence au monde et la singularité d’une existence. Il faut cet émoi, ce léger choc issu d’une rencontre, d’un entretien d’homme à homme pour initier la démarche critique qui en explorera toutes les résonances. Sans la connaissance de ce substrat de vie pas d’accès possible à la création. De Chagall : « Tout est courbe dans le visage de Chagall : les sourcils en accent circonflexe, la bouche qui n’est pas sinueuse mais franchement semi-circulaire, le nez légèrement recourbé, les yeux arrondis, les cheveux à demi-fous ». Entrée en matière qui sera confirmée plus loin dans le portrait par cette constatation : « (…) à une époque où la ligne brisée et le cube étaient de rigueur il reste fidèle à la courbe et au cercle, et cette fidélité dure ; marque certaine d’authenticité25. » C’est un trait que Jean Grenier relèvera souvent chez les peintres et qui, selon lui, est sans conteste la marque d’une œuvre qui se tient : la constance dans les choix, la fidélité à des règles librement choisies. Posture qui était déjà celle des classiques comme Poussin et qu’il retrouve chez les modernes dont Braque : « Il a acquis cette parfaite indépendance qu’on obtient avec des sacrifices. » Toujours Jean Grenier montre comment l’artiste a su transformer un obstacle (la variété de ses inclinations) en un tremplin, puis constate que c’est ainsi qu’il « échappe aux règles ». Dans sa monographie du peintre dalmate Zoran Music, Jean Grenier réitérera cette hommage à la difficulté créatrice, à l’obstacle qui émancipe : « Les limites que nous devons respecter, ce sont seulement celles qui nous sont imposées par notre nature. » Plus loin, constatant la diversité des origines et le caractère inégal des influences, cette affirmation : « (…) une œuvre peut, au lieu d’être annulée par des oppositions, en tirer une richesse inattendue et une séduction incomparable. »

Car pour Jean Grenier « Ce qui a perdu l’art du XXème siècle, c’est la gratuité. » Si Kandinsky parle du « principe de la nécessité intérieure », Jean Grenier parle, lui, de « résonance intérieure » qu’il définit comme « ce tremblement très peu perceptible à l’œil mais assez perceptible à l’esprit qui rend mobile la composition la plus étudiée et nous offre en peinture l’équivalent du contrepoint26. »

Parfois il est nécessaire dans un deuxième temps de dépasser le face à face de la rencontre et d’explorer une personnalité dans son fonds historique, ses origines géographique, culturelle, sociale, familiale. Saisir les étapes grâce auxquelles une vocation s’est construite : ce qu’elle a reçu d’une époque, d’un sol, ce qu’elle en a gardé, ce qu’elle a ignoré, ce dont elle s’est libérée. Car Jean Grenier n’imagine pas qu’on puisse se libérer de ses racines, de ses fondements. Il estime même que la seule chose qui vaille la peine, en art comme en tout, « c’est la nécessité d’être fidèle à ses origines ». La partie n’est pas toujours aisée : chacun porte en soi des racines multiples, et les influences (de sang, de culture) se croisent ; aussi « nous ne devons pas croire que nous serons plus avancés dans une ‘explication’27 » ! Sans jamais tomber dans le piège de la réduction biographique, des pistes sont esquissées, des relations subreptices sont énoncées entre une origine et un caractère, entre un lieu et un type, mais sans insistance « car ce serait défigurer au lieu de caractériser. »

Il ne s’agit pas de classifier ou de figer l’artiste dans une définition28; on le sait, Jean Grenier a la plus grande méfiance pour l’esprit de système dont la rigidité est mortifère pour les œuvres. Son propos est davantage de circonscrire, ce qui n’empêche pas qu’on puisse tenter des formules hardies pour saisir une plastique qui résiste justement aux classifications toutes faites : Borès n’est ni impressionniste, ni cubiste car chez lui le curviligne prédomine – « Peut-on dire que c’est du ‘cubisme avec des courbes’ ? » demande malicieusement Jean Grenier : « Ce serait bizarre mais pas inexact » ajoute-t-il. De proche en proche, d’un choix à l’autre, le propos se resserre qui amène à faire des distinctions. Ainsi il y a des familles d’esprits chez les peintres : les « constructeurs », c’est la géométrie qui les guide ; celle des « spirituels » et, à l’intérieur de celle-ci ceux qui cherchent à faire transparaître l’âme et c’est le médium de la lumière qui les guide.

Parfois la comparaison des techniques permet de dégager des oppositions fortes, des lignes de partage qui permettent de mieux cerner des univers plastiques différents. Pour rendre l’espace, Jean Grenier voit chez Picasso de la cérébralité : c’est un monde où l’intérêt porte non sur les choses mais sur leurs intervalles et leurs combinaisons. Alors que chez Braque l’espace est dense « comme la pulpe d’un fruit », il exprime le sentiment de plénitude d’un matiériste. Parfois on passe du ton au son, il est question de « bleu mineur » ou de « noir majeur » chez Vieira Da Silva et Jean Grenier de justifier ces analogies : « S’il faut s’exprimer en termes musicaux quand on parle de certaines toiles, c’est que nous sommes toujours obligés de recourir à des correspondances d’un art à l’autre pour suggérer29. » Pour mieux montrer l’idée, Jean Grenier extrapole à l’écriture ou l’art oratoire. L’opposition entre poésie et éloquence en littérature (Valéry/Corneille) se retrouve chez les peintres où l’on a des lyriques et des orateurs, les peintres-orateurs ayant progressivement laissé la place aux peintres-poètes : « L’artiste parlait à la troisième personne. (Aujourd’hui) il s’adresse à nous directement. L’art a glissé de l’éloquence à la poésie ». Pour décrire la composition chez Borès, Jean Grenier s’aventure à la rapprocher de celle de Gérard de Nerval « par la finesse des accords qui rend plausible le rêve. » Pour signifier des ruptures, des oppositions, la littérature (Villon versus Madame de Sévigné) fait écho à l’architecture (Mont-Saint-Michel versus Versailles).

Ainsi le portrait évolue vers une formule qui dépasse la catégorisation des styles, des écoles ou des mouvements pour évoquer plus qu’une attitude existentielle, un talent (un génie ?) qui subsume et éclaire la totalité homme-œuvre. Ainsi Braque lui apparaît comme un janséniste. De Chagall, il retient une naïveté véritable, involontaire et incoercible, c’est un peintre-enfant.

Si Jean Grenier pratique une critique de sympathie dans la tradition de Sainte-Beuve – dont il prolonge par ailleurs le goût pour les familles d’esprit – la critique n’est pas pour autant un chant de louanges. Il y a dans la manière de Jean Grenier une honnêteté indiscutable : ne pas taire les voix discordantes ou les résistances autour du peintre : « Les oppositions de Chagall sont venues de plusieurs côtés. » Des réserves viennent nuancer le commentaire : « L’écueil était l’idéalisation, et Chagall ne l’a pas toujours évitée : de temps en temps, c’est un préraphaélite barbare. » On ne trouve pas de parti pris ou de détestations fortes chez Jean Grenier mais parfois l’affirmation d’une position ou de convictions fermes30. Si Jean Grenier préfère Braque à Picasso et Matisse qui, dit-il « chantent de merveilleux airs de bravoure », c’est parce qu’« il (Braque) tue par avance l’effet ». C’est un peintre « sédimentaire » ajoute-t-il. Jean Grenier n’aime pas les séductions faciles et les rutilances de surface, un peu comme en musique où l’éclat d’un son peut masquer sa profondeur. D’où son éloge du gris chez les peintres. Pour Jean Grenier un peintre se reconnaît à la qualité de ses gris ; il le constate chez Braque et l’affirme chez Nicolas De Staël : il y voit le « frémissement d’une émotion intime ». Son éloge du gris est en droite ligne dans l’esprit de l’esthétique extrême-orientale31 où c’est bien la saveur la plus fade (à l’image de celle de l’eau) qui, sous le couvert d’une neutralité apparente, oriente la conscience vers la découverte de valeurs d’autant plus infinies qu’elles sont d’abord implicites. Pour Jean Grenier la « fadeur » du gris suscite, comme expérience intuitive et donc peu communicable, le plaisir esthétique le plus riche et le plus intense.

La méthode de Jean Grenier est avant tout poétique. C’est une pratique obstinée de la métaphore et de la synesthésie, une systématique de l’analogie qui vise à mettre au jour un système universel de correspondances (l’expression « l’œil écoute » de Claudel traduit exemplairement ce programme). Il s’agit de dévoiler le fond commun à tous les objets de la nature, cette équivalence, cette permanence des choses que cherche à redécouvrir l’artiste. Remonter à la racine des choses, atteindre la poésie de l’élémentaire par l’esthétique du vide et du silence – clé de l’art et de la pensée de Jean Grenier.

Le portrait avance rythmé par des surprises ou des coups d’éclats rhétoriques (comme les rebondissements d’une pièce de théâtre) : « Quand on a dit cela de X, on a rien dit… », entendons : on a parlé de la technique mais cela n’est pas suffisant. Des corrections sont annoncées dans la suite du texte qui viendront nuancer des impressions premières trop fragiles, des affirmations perçues comme trop péremptoires. Certains point décisifs sont repris, approfondis et développés dans leurs conséquences ou la force des enjeux qu’ils impliquent : l’invention de « l’espace tactile » chez Braque par exemple vient enrichir un premier texte où le peintre était d’abord saisi à travers son « art de la rupture ».

Le portrait est un itinéraire qui est appelée vers un dénouement, une révélation. Et même, plutôt qu’un trajet rectiligne, c’est une spirale qui, à chaque enroulement resserre son sujet – à coup de légères retouches – et tente de retenir un objet qu’elle sait à jamais insaisissable. Car il y a toujours dans un artiste et dans son art une part irréductible, inaliénable; elle constitue un secret à préserver ; ce secret est simple et c’est cette simplicité qui est un mystère. En conséquence, la vérité dernière de la peinture est de nature inconnaissable, indicible ; aussi ses qualités ne peuvent se dire que par leur négation : en disant d’elles tout ce qu’elles ne sont pas. L’œuvre, qu’elle soit picturale ou littéraire, relève donc d’une approche apophatique : « il n’est pas ceci, ni cela ». C’est l’esprit qui anime son beau portrait de Jean Paulhan avec qui d’ailleurs, il partageait l’opinion selon laquelle il y a un point commun entre le critique d’art, l’érotique et le mystique, ce point est l’échappée même, c’est-à-dire l’impossibilité de nommer si ce n’est à foison. Expression aussi d’une grande pudeur car il y a de l’orgueil, en tous cas une fatuité certaine, à vouloir dire la vérité ultime de tel ou tel. Mais le ni…, ni… peut être aussi l’expression d’une certaine irrésolution voulue, décidée : choisir c’est dépendre de son choix et perdre le sens du relatif. Il y a une sagesse de l’incertitude qui brise le moi et l’efface par degrés.

Approche à la fois patiente, rigoureuse et désinvolte : il s’agit de découvrir l’insolite dans l’usuel, le singulier dans le banal. Les choses sont plus complexes que compliquées et les ressources de la stylistique ne sont pas de trop pour le dire. D’où le goût pour l’oxymore qui suggère une tension, un état d’équilibre miné par une force contraire : « il s’amuse avec une pointe de mélancolie » (Chagall), « la fulgurance de l’hésitation» (Nicolas de Staël) ; à propos de Corot : « cette naïve profondeur ». Toujours le motif de l’entre-deux ou de la limite incertaine entre deux postulations contraires. Car rien ne saurait demeurer dans sa propre évidence.

Au détour, entre deux observations, et souvent à partir d’un trait qui semble anodin, une considération qui élargit le propos et le replace dans la perspective de l’histoire de l’art. Le critique passe la main à l’historien dont le propos est de montrer dans le trait banal, la continuité sous-jacente d’un geste immémorial, ou dans le geste singulier, une rupture de la tradition : « (…) cette surprise qui est le ressort de l’art contemporain comme la préparation était celui de l’art classique. » A partir d’une remarque sur les personnages en lévitation dans les scènes de Chagall, un aperçu éblouissant sur le déplacement de la ligne d’horizon dans l’espace du tableau chez les classiques, les romantiques puis les surréalistes. Ou encore, après une remarque sur la qualité de la lumière chez De Staël, ce commentaire : « (il faudrait) dire combien la lumière est caractéristique aujourd’hui d’une certaine peinture non figurative, et combien aussi elle évoque les pays d’où le peintre est issu. L’on n’aurait pas cru que la tradition de Claude Lorrain, de Ruysdael et de Turner réapparût sous cette forme de nos jours. » Dans l’essai « La poésie de l’espace », toute la plastique de l’espace depuis la Renaissance est résumée en un paragraphe32. Remarques nourries des apports récents de l’histoire de l’art comme de sa sociologie, des avancées de l’analyse esthétique, car Jean Grenier, grand lecteur, était aussi un professeur très informé.

On pense l’analyse arrivée à son terme et posséder une vue satisfaisante du peintre, Jean Grenier nous prévient : « On croit avoir fait le tour d’un homme, le tour d’une œuvre. Et puis, non. » L’homme et l’œuvre sont toujours plus complexes, plus riches que ce que le texte pourrait illusoirement laisser entendre. Manière aussi de relancer la tension de l’analyse et aussi l’attention que nous lui portons. Sous des dehors avenants, l’œuvre cachait, à son insu, « un grand secret ».

La reprise dit aussi la difficulté de conclure, de clore une analyse en des termes définitifs. Jean Grenier redoutait le gel d’une pensée qui se fige en formes dures et définitives – mortes. La reprise en ce qu’elle dit une certaine impossibilité d’arrêter le commentaire, dit aussi une certaine méfiance à l’égard des prétentions du discours théorique ; Jean Grenier au fil des textes ira de plus en plus vers une célébration chaleureuse des artistes, n’admirant finalement que ceux dont la légèreté ou la transparence entrait naturellement en sympathie avec son style délicat, pour finalement déclarer que « la critique n’est plus possible que par l’amitié33 ».

Une attitude aimable et tendre, faite de curiosité légère et fine, une approche où l’on ne s’empare pas (prédation) de ce qu’on aime : « frôler » mais ne rien détruire. Cela implique aussi de ne pas s’appesantir quand un débat est sans fin et la conclusion vaine ; quand il cherche à définir ce qu’est la poésie, il coupe court avec un « Mais laissons cela » péremptoire. Ayant présenté les principales règles de la peinture chinoise et sentant venir les dangers d’un certain didactisme : « Il serait fastidieux d’énumérer les autres conventions ». Il sait que le poids des mots ne doit pas recouvrir ce qu’ils sont censés faire apparaître : « Il faudrait aussi se garder d’écraser l’œuvre sous un trop lourd commentaire34 » dit-il à propos de Vieira Da Silva.

Jean Grenier sait débarrasser les grandes questions de leur fausse problématique. Les masques et leurs grands airs tombent. A propos du pont aux ânes qu’est la question figuratif – non figuratif, Jean Grenier montre en s’appuyant sur les conceptions des peintres que le problème est mal posé par la critique et le public. Si un peintre s’engage dans le non figuratif c’est tout simplement que ce mode d’expression était propice à son état d’esprit du moment et rien de plus. Ce n’est pas un vaste débat conceptuel que le peintre aurait eu avant l’acte, mais au cours de la réalisation, un mouvement d’inspiration et d’exécution mêlés. Et ce qu’on appelle « l’abstrait » n’est en fait « qu’une plus vaste plongée dans les forces cosmiques pures » et, citant Jean Cassou, une immersion régénératrice « au fond de l’universel concret ».

D’où le style de la conversation ou du colloque, de l’entretien privé. Le lecteur n’est jamais pris de haut, ni interpellé comme le faisait Diderot non sans quelque artifice, mais convié par des invites discrètes à accompagner une découverte : « Ce qui compte, n’est-ce pas, ce sont les rapports ? ». Plus : ces textes sont conçus comme une initiation, une maïeutique à deux où le critique ferait office de guide. Le dialogue qui s’ébauche ainsi permet de créer un effet de résonance : la conscience du lecteur est comme la chambre d’écho dont le critique a besoin pour faire entendre le sens des œuvres. Accompagné de ce double, Jean Grenier varie à sa guise les modalités de sa réflexion : tantôt discours argumenté, parfois sobrement pédagogique, tantôt rêverie libre qui peut prendre la forme d’une digression inattendue, d’un court-circuit logique (il use de la litote, de la coupure qui fait comprendre au lecteur à quel point l’auteur le juge digne de terminer ses pensées et ses paroles à sa place), tantôt recréation poétique appuyée sur les ressources de la métaphore comme nous l’avons vu. Dans les pages les mieux inspirées, les trois registres se confondent comme dans le texte d’avril 1955 en hommage à son ami Nicolas de Staël où s’insinue chez l’écrivain un sentiment de compassion à peine voilée pour la grandeur tragique d’un destin foudroyé. Ces textes, rédigés à un âge où Jean Grenier a déjà produit une œuvre littéraire et philosophique majeure sont d’une exceptionnelle épaisseur littéraire. Nous avons là des précipités de réflexions et d’émotions d’une grande intensité.

Ce qui n’empêche pas chez lui ce souci premier qu’est le respect de la langue la plus classique, la plus ordonnée. Et à travers celle-ci, l’importance accordée au mot. Nommer un mot parce qu’il a été choisi et retenu; indiquer son contraire, parce qu’il a été écarté, les distinguer. Manière de dénoncer un manque d’attention à l’égard des formes de la langue chez nos contemporains qui heurte son exigence de vérité, car pour lui le mot, c’est la chose, et le sens, c’est la valeur. On déclare « complexe » une œuvre qui n’est que « riche », on confond « richesse, profusion, générosité » et « complexité ». Par paresse, demande Jean Grenier? La probité à l’égard de la langue c’est la garantie de ne pas tomber dans les travers d’un style mi-exalté, ou mi-abstrait plus proche d’une subjectivité infatuée que de la création qu’on est censé servir. Etiemble, qui accompagna parfois son ami dans ses visites d’ate­lier, nota, dans son journal : « Grenier, l’un des plus sûrs critiques d’art que je connaisse. Jamais de phrases littéraires : il critiqua les arts plastiques en termes strictement plastiques… »

Il faut enfin mentionner l’humour dont il use pour tempérer un excès de sérieux éloigné de son tempérament : parlant de Paris, ville qui donne à l’artiste, la liberté qui lui est indispensable, Jean Grenier, fait remarquer que Paris ce n’est pas la France car la France, c’est aussi la province dont il donne cette définition malicieuse : « (…) et la province, c’est l’endroit où l’on ne fait rien sans se demander : Qu’est-ce qu’en pense la tante Marie ? Non, l’on ne peut passer sa vie à se conformer à l’idéal de tante Marie. »

On doit à Jean Grenier d’avoir signalé quelques unes des difficultés majeures de la création contemporaine, notamment le fait que l’artiste doit au premier coup donner l’essentiel de son art : « il est condamné au génie et tout de suite ». Il faut qu’il y ait vision. Ce n’est pas plus difficile mais c’est plus rare, car dans ce cas, comme dit Jean Grenier, « l’étoile sous laquelle on est né est tout ». L’œuvre a besoin d’une structure, et la difficulté est que l’artiste doit la produire en peignant, il doit la faire émerger en favorisant telle ou telle tendance qui se manifeste, découvrir à force d’angoissantes interrogations l’équilibre intérieur qui permettra à l’œuvre de « tourner sur elle-même ». Le problème, l’aporie est : comment faire pour créer sans intervenir dans un work in progress ? Cela aboutit à les œuvres dont la réalisation, le résultat démentent violemment les présupposés théoriques et les discours programmatiques : on affirme la seule spontanéité dans l’exécution alors que le tableau montre une grande préméditation, un graphisme fort calculé… bref, un style reconnaissable et à nul autre pareil. Jean Grenier a par ailleurs su pointer quelques impasses dans la réception des œuvres d’art dites modernes qui ont abouti au divorce entre artistes et grand public. Ces difficultés sont toujours persistantes au sein de l’art contemporain. Parmi d’autres, le fait qu’il faille « comprendre » l’art, une approche intellectuelle due, selon lui à « l’éducation de l’homme devenue trop cérébrale et lui a fait perdre la joie de vivre35 ». En effet, le bon goût contemporain continue à privilégier les concepts, les recherches formelles, l’aridité, la dureté. Notre époque oppose sans cesse un bas plaisir (qui serait de nature pulsionnelle et physique) à un haut plaisir (qui mettrait en jeu les seuls ressorts de la pensée). Si le refoulé majeur est le sentiment, alors c’est que le sentiment a une valeur pour ainsi dire rebelle. Sans le dire expressément, c’est ce que pense Jean Grenier. Il estime qu’il ne faut pas croire « que ‘comprendre’ soit le synonyme de ‘sentir’ (ce que tous ceux qui ont fait des études croient) ». Dans une note36  il fait sienne la remarque de Ruskin qui définit « l’homme qui n’est pas poète » comme « celui qui perçoit les choses avec justesse parce qu’il ne les sent pas ». C’est tout dire.

Parmi les témoignages de peintres, nous en retiendrons deux. En 1960, le peintre Kijno rend visite à Jean Grenier à Bourg-la-Reine et lui déclare : « En quoi votre style est révolutionnaire ? Vous ne vous arrêtez jamais à aucune affirmation. Vous allez toujours plus loin37. » Plus loin notamment dans la qualité de l’attention dont il fit preuve et à laquelle une artiste comme Colette Brunschwig a rendu hommage : « Attention qui était aussi une certaine façon d’exister et un modèle pour ceux qui en étaient l’objet. Attention aux détails le plus souvent invisibles ou trop habituels pour qu’on y fasse attention, faite aussi de détachement et quelquefois d’ironie qui laissait à la fois ébloui et interloqué38. » Jean Grenier ne s’est jamais laissé impressionné par les contorsions de ceux qui se proclamaient des « artistes » ; il restait indifférent à ceux qui pensaient que l’audace de leur jargon ou la provocation de leurs « installations » étaient un sésame pour une possible notoriété. Les rares cibles qu’il s’est donné dans l’art contemporain furent épinglées au nom d’un même critère qui traverse les siècles et les styles : l’hyperbole, voire l’enflure esthétique, les surcharges, les redites (à propos d’Hartung par exemple), ou, comme disait Claudel, la « jactance » et la vanité du peintre qui fait étalage de ressources conventionnelles. La preuve de la sûreté de son jugement réside dans le simple fait que les artistes auxquels il s’est consacré, sont précisément ceux qui ont survécu à toutes les modes : ceux qui ont édifié avec ferveur et discrétion des mondes qui nous émeuvent encore.

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Les textes de Jean Grenier sont fondés sur une écriture à la fois enracinée dans les sens, la sensation, et sur l’intelligence. Cette union intime entre la sensibilité et une forme de raison non ratiocinante est difficile à obtenir et rare dans la critique. Cristallisé dans les images, le travail d’interprétation est porté par une cadence souveraine où l’écriture convertit le visible du tableau en un lisible aussi visuel que possible. Mais cette écriture sait aussi hésiter et demeurer en retrait, balançant entre flux et reflux, diastole et systole. Comme le disait Henri Michaux à propos d’un texte39 que lui avait consacré Jean Grenier : « C’est comme une rivière qui coule très naturellement par-ci et par-là. On s’éloigne puis on se rapproche. Je craignais au début que ce ne soit trop savant ou sérieux. Mais non, vous dites ce que vous sentez, vous êtes naturel. »

Soucieuse de ne pas écrire « trop bien », la rhétorique de Jean Grenier évite l’éclat, la brièveté ou l’ampleur ostensible — et, bien entendu, leurs contraires : le ter­reux, l’opaque, le languissant. Souple et sinueuse, la phrase procède par correction et retouches successives, redoute la définition, la fermeture, la fixité qu’engendrent les mots. Disons que c’est une grâce. On la trouve chez Diderot et les philosophes sensualistes du XVIIIe siècle qui érigeaient la raison sur la sensation. Cet idéal perdu de nos jours est devenu inaccessible. Dans une société en proie à « la guerre du goût », où l’on se jauge et se juge à coups d’humeurs et d’agacements, nous avons besoin aujourd’hui de la mansuétude et de l’attention aimante de Jean Grenier.

Lisant Jean Grenier et la douce ferveur de sa prose délicate, nous prend cette tristesse fondamentale d’arriver après. Sa main trace sur le papier des mots qui nous habitent et parviennent à susciter un sentiment complexe qui pourrait bien, au bout du compte, être de l’amour.

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1 Lexique, illustrations d’Étienne Hajdu, collection « explora­tions», Fata Morgana, 1982.

2 Les Grèves, Gallimard., Paris, 1957, p. 24.

3 Ibid. p. 16.

4 Outre Les Grèves il faut mentionner : Jacques (éd. Calligrammes, Quimper, 1979) et Mémoires intimes de X (éd. Robert Morel, 1971).

5 Il exprime son amour de la sculpture grecque et de la peinture italienne dans ses premiers écrits : « Interiora rerum » in Ecrits, Les cahiers verts, Librairie Grasset, Paris, 1927 et Premier voyage en Italie – 1921, Ed. Calligrammes, Quimper, 1986.

6 « L’Esprit de la peinture contemporaine », L’Arche, n° 27 — 28, mai 1947.

7 Gallimard, 1955, pp. 155-165.

8 « Rembrandt », Cahier de Radio Paris, 1939.

9 Roger Judrin, préface à Jean Grenier/Jean Paulhan, Correspondance 1925-1968, Calligrammes, 1984.

10 Ayant refusé à La N.R.F., qui reparaissait à la fin de la guerre, la chronique théâtrale, Jean Grenier accepta la chronique « Les Arts » de Combat où il publia son premier article le 27 septembre 1944 : « Deux livres sur la peinture contemporaine ».

11 « De la magie à la beauté – Lettre sur l’art égyptien », Arts et spectacles, juillet 1953 et « Sur l’Egypte et l’art égyptien », La Nouvelle Revue Française, janvier 1970.

12 L’Oeil est une revue d’art mensuelle dirigée par Georges et Rosamond Bernier. Dans le courant des années 1960 elle délaisse en partie la peinture au profit de l’architecture, l’urbanisme et la décoration.

13 Deuxième partie des Essais sur la peinture contemporaine. Éd. Gallimard Paris, 1959.

14 Entretiens avec dix-sept peintres non-figuratifs, Éd. Calmann-Lévy, Paris, 1963. Réédition, Éd. Folle Avoine, Romillé, 1990. Les peintres choisis, sans préoccupation exclusive, présentent diverses tendances de l’art non-figuratif. Ce sont : Bryen, Busse, Carrade, Debré, Deyrolle, Fontené, Oscar Gauthier, Germain, Marfaing, Messagier, Music, Sima, Soulages, Szenes, Ubac, Gérard Vulliamy, Zack.

15 L’Art et ses Problèmes. Éd. Rencontre, Lausanne, 1970.

16 L’Imitation et les principes de l’esthétique classique et Vicissitudes de l’esthétique et révolution du goût, Paris, C.D.U. (Les Cours de Sorbonne: Esthétique).

17 « Aspect de la création (l’acte créateur — les mobiles de la création: l’expansion de la vie) », in N. R. F., n° 132, décembre 1963, pp. 981 — 1000 ; « Aspect de la création (La Révélation du principe — la révélation de soi) », in N. R. F., n° 133, janvier 1964, pp. 32 — 48 ; « L’Aspect négatif de la création », in N. R. F., n° 150, juin 1965, pp. 1004 — 1015.

18 Carnets 1944-1971, collection « Pour Mémoire », Seghers, 1991.

19 Ainsi Braque, Chagall dans l’Esprit de la Peinture Contemporaine (1951) se retrouvent dans Essais sur la peinture contemporaine (1959).

20 La première de ses « visites d’ateliers », intitulée « Chez Picasso », parut le 3 novembre 1944 dans Combat.

21 C’est le sens de la note liminaire posée en préambule au portrait de Braque dans les Essais sur la peinture contemporaine.

22 « Le parti pris et l’ensemble» in Essais sur la peinture contemporaine, Paris, Gallimard, p.192-196. Dans ce texte Jean Grenier livre de nombreux attendus concernant sa « méthode ».

23 Ibid. p. 195.

24 Comme il l’a montré dans La vie quotidienne (Gallimard, 1968) Jean Grenier pensait que la plus haute dramaturgie est celle de nos gestes les plus simples, et l’ordinaire de nos jours, le seul extraordinaire.

25 L’Esprit de la peinture contemporaine, Lausanne, Vineta, 1951

26 « Léon Zack, le spirituel dans la réalité », Galerie des Arts, mai 66.

27 Borès, p. 7.

28 « Mais il est bien difficile de définir, c’est-à-dire de limiter… », écrit-il dans Borès.

29 Essais sur la peinture contemporaine, Paris, Gallimard, p 106.

30 Ainsi ses réserves à l’égard des peintres surréalistes dans l’Esprit de la peinture contemporaine, p.59 et des conceptions esthétiques de Malraux dans « Le calendrier des postes » in Essais sur la peinture contemporaine.

31 Voir à ce sujet L’éloge de la fadeur de F. Jullien, Livre de Poche « Biblio », 1993, et R. Barthes Le Neutre, Cours au Collège de France 1877-1978, Ed. Seuil/IMEC, 2002.

32 De l’espace tactile – celui qui nous sépare de l’objet – opposé à l’espace visuel – celui qui sépare les objets entre eux. L’Esprit de la peinture contemporaine, Lausanne, Vineta, 1951, p. 42.

33 « Jean Paulhan critique d’art » in Jean Paulhan, Oeuvres complètes, vol.V – Cercle du Livre Précieux – pp. 259-266.

34 « Vieira Da Silva » in Essais sur la peinture contemporaine, p.106.

35 L’Esprit de la peinture contemporaine, p. 9.

36 Ajoutée au chapitre « De la création» in L’art et ses problèmes, Editions Rencontre, Lausanne, 1970.

37 Carnets 1944-1971, collection «Pour Mémoire», Seghers, 1991, p. 318.

38 « Témoignage de peintre » in Jean Grenier, Cahier dirigé par Jacques André, Editions Folle Avoine, 1990.

39 Il s’agit de « Henri Michaux. Un abîme ordonné », texte écrit pour le catalogue Henri Michaux – choix d’œuvres 1946-1966, publié à l’occasion de l’exposition organisée à la galerie Le Point Cardinal en 1967.

Patrick Corneau