Patrick Corneau

Bizarrement il aura fallu le passage obligé vers l’isolement sanitaire, le repli prophylactique imposé par la pandémie pour favoriser la (re)découverte d’une forme de vie communautaire avec sa chaleur, ses solidarités spontanées réinventées (ouvrir sa fenêtre à 20h. pour applaudir les personnels soignants) et ce qu’elle implique : l’appréhension de la durée, celle du pur instant présent, l’attention donnée à l’ici et maintenant, à la lenteur, à l’attente, et surtout la saine et profitable frustration d’un désir habituellement survolté et impatient.

La « viralité » parce qu’elle est accélération, multiplication, instantanéité des échanges – toutes possibilités offertes et portées par notre fascination pour la technologie – aura montré non seulement ses limites mais sa face délétère puisqu’elle a pris la forme non d’une métaphore mais celui nettement plus terrifiant de sa manifestation bio-épidémiologique. Cette viralité qui opère comme un diabolus absconditus nous l’avons sous-estimée car nous ne nous intéressons dans l’univers qu’à ce qui est à notre semblance… Depuis un siècle, nous lui avons offert un fantastique champ d’expansion mondial en multipliant à la surface de la Terre de redondantes copies d’une seule et intenable forme de vie : la nôtre.
Ce choc planétaire n’a pas le caractère d’un avertissement ou d’une sommation – et, quelque part, c’est heureux – car plus personne ne croit aux avertissements. Ceux du GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat) montrent que même si nous sommes près du « point de basculement » vers la catastrophe nous n’y croyons pas suffisamment pour prendre des mesures radicales. Non, cette pandémie s’impose comme un puissant et cruel levier, un bras armé atroce pour contraindre cette pauvre humanité à sortir de son inconscience, de son irresponsabilité, de ses errements. Bref, de son égoïsme ou plutôt « nous-centrisme » anthropologique ou égocentrisme d’espèce (nous avons même créé le mot « anthropocène » pour qualifier notre préséance dans l’histoire de la Terre – jusqu’où notre arrogance ne va-t-elle pas ?).
Le virus c’est dame nature qui nous « recadre » en infligeant à l’amour-propre de l’humanité l’une de ces grandes vexations ou humiliations que Freud désignait dans Une Difficulté de la psychanalyse (1917).

Le covid19 nous mène à la trique comme de vulgaires animaux – ces animaux que nous maltraitons et qui, si l’esprit leur était donné, « riraient » bien de ce renversement de rôles car eux – à preuve du contraire – sont saufs (tout en ayant fomenté le mal, dit-on) ! Là où les discours institutionnels ont échoué, le virus réussit ! Parce que, comme vient de l’expliquer le philosophe allemand Hartmut Rosa*, le virus est suprêmement indisponible, il échappe à notre pouvoir de maîtrise totale : « Nous ne supportons pas d’être incapables d’anticiper la suite des événements, de ne pas posséder de remède. Ceci explique ce déferlement insensé d’efforts pour reprendre le contrôle. Nous ne pouvons pas voir la maladie ni l’entendre. (…) Le virus est peut-être dans mon corps sans que je m’en aperçoive. Cela nous rend fous, cette impuissance. »

Formulons alors un vœu pieux : cette culbute cataclysmique pourrait, devrait (?) nous offrir la chance d’une conversion du regard : il y a une intelligence immanente à la vie, saisissons-la pour réintégrer notre juste place dans l’écoumène et la chaîne du vivant… Pour reconsidérer toutes ces « conquêtes » jamais questionnées parce que considérées comme « nécessaires » ou « normales » et dont nous ordonnons soudain la suspension : la mondialisation, les délocalisations, les concours et examens, le trafic aérien, les limites budgétaires, les élections, le spectacle des compétitions sportives, Disneyland, les salles de fitness, la plupart des commerces, l’assemblée nationale, l’encasernement scolaire, les rassemblements et manifestations de masse, l’essentiel des emplois de bureau – bref, toute cette socialité affairée, cet économisme hégémonique impatient de faire système, cette mobilisation infinie (Sloterdijk) qui n’est que le revers de la solitude angoissée des monades métropolitaines.

À concurrence de combien de morts – riches et/ou pauvres, jeunes et/ou vieux – allons-nous, ces prochaines semaines, payer cette épreuve de vérité ? A proportion de combien de faillites, d’emplois perdus, de foyers fracassés allons-nous entreprendre cette metanoia  ? Quel montant en sacrifices de toutes sortes (faux rêves, illusions infantiles, utopies aberrantes) sommes-nous prêts à accepter pour enfin prendre soin de nous, de ceux que l’on aime et de ce que l’on aime dans ceux que l’on ne connaît pas ? Jusqu’où supporterons-nous la contraignante étroitesse du confinement, l’immense béance du désœuvrement pour grandir en humilité, croître en patience (ne parlons pas de sagesse) plutôt qu’en avidité prédatrice ? Sommes-nous prêts à nous asseoir « aux pieds de l’ordinaire, du bas, du familier** » comme le demandait le philosophe et poète américain Ralph Waldo Emerson (1803-1882) ? On le sait, rien de plus difficile que de se satisfaire de l’ordinaire, une vie n’y suffit pas, une civilisation non plus peut-être…

* Hartmut Rosa ajoute : « L’épidémie de Covid-19 confirme mon idée selon laquelle l’indisponibilité risque de faire retour, dans nos sociétés, sous la forme d’un monstre. » 
(entretien avec Philo magazine du 14/01/2020).
** « Je ne demande pas le grand, le lointain, le romanesque ; ni ce qui se fait en Italie ou en Arabie ; ni ce qu’est l’art grec, ni la poésie des ménestrels provençaux ; j’embrasse le commun, j’explore le familier, le bas, et suis assis à leurs pieds. Donnez-moi l’intuition d’aujourd’hui, et vous aurez les mondes antiques et à venir. » Ralph Waldo Emerson, The American Scholar, 1837.

Prochain billet le 27 mars.

  1. Serge says:

    Une semaine de suspension de la frénétique consommation/production en restant paisiblement chez soi pour lire des livres comme l’a conseillé notre président et c’est la catastrophe économique.
    La bourse s’effondre, l’Etat doit arriver à la rescousse avec des milliards. C’est intéressant à observer pour nous les contemplatifs.

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Patrick Corneau